André Hardellet
Le chef des baisers
Il
s'en va de village en village avec son ordre de mission portant le sceau du Grand Despote. On le
connaît,
d'ailleurs, et, dès son arrivée, le garde champêtre bat le tambour : rassemblement sur la grand-place de toutes les
filles entre 15 et 23 ans. Pourquoi ces âges ? Les avis sont partagés — mais peu importe, à dire vrai. Lui se rafraîchit dans
une auberge en attendant.
Quand
toute cette jeunesse se trouve réunie, le Chef procède à une première élimination : les vilaines, les brèche-dents,
les pas propres : sortez. Puis il se met à l'oeuvre sous l'oeil vivement intéressé
de la population.
Il
existe trente-six mille millions de saveurs et de qualités dans les baisers,
chaque fille a le sien, pour ainsi dire. Haleines, pulpes, salives, sans parler de la technique, il vous évalue
tout ça en moins de deux. D'autres annoncent le cru et le millésime d'un grand
bourgogne, lui vous classe aussi sûrement un baiser, et il vous
citerait encore, comme incomparable, celui de Marie-Louise Jeanteur qui avait
dix- sept ans, des taches de rousseur et un peu de foin sur
son corsage. Ces mérites justifient l'estime que lui accorde le Grand Despote.
Il
lui arrive de s'attarder un brin sur le motif lorsque
la partenaire en vaut la peine. Les aïeules se poussent aux fenêtres pour mieux voir, les petits vieux engagent des paris, les gars s'envoient des
grandes claques dans le dos et, le
soir, il y a bombance en l'honneur
des élues.
Là-bas, entre ses ministres, ses chambellans, ses secrétaires et
tout le tremblement, le Grand Despote trouve le temps long.
Cependant, sa mission accomplie, le Chef revient dare-dare et soumet,
en l'agrémentant de quelques commentaires, sa liste au souverain.
Celui-ci se frotte les mains et dit généralement
: Peste !
Ensuite on convoque les demoiselles à un goûter,
suivi de bal, dans le palais — et la dégustation des baisers
s'effectue à huis clos. Le Chef y prend part en vertu d'un privilège qui s'ajoute
à son traitement (imputable au budget des
Beaux- Arts).
Il vit content de son sort et, l'hiver, près du feu, il
recense les mille bouquets savourés aux lèvres des filles
sur les chemins de la belle maison.
Qui sait si ce n'est lui
qui a soufflé, de loin, la phrase merveilleuse : « Te donner toutes les étoiles
du ciel en un baiser sur les yeux, tous les baisers de la terre en une étoile
sur la bouche. »
In « La Cité
Montgol »