André Comte-Sponville (Humilité)
Une lucidité sur
soi
L'humilité est une vertu
humble : elle doute même d'être une vertu ! Qui se vanterait de la sienne
montrerait simplement qu'il en manque.
Cela toutefois ne prouve
rien : d'aucune vertu l'on ne doit se vanter ni même être fier, et c'est ce
qu'enseigne l'humilité. Elle rend les vertus discrètes, comme inaperçues
d'elles-mêmes, presque déniées. Inconscience ? C'est plutôt une conscience
extrême des limites de toute vertu, et de soi. Cette discrétion est la marque
- elle- même discrète - d'une lucidité sans faille et d'une exigence sans
faiblesses. L'humilité n'est pas le mépris de soi, ou c'est un mépris sans
méprise. Elle n'est pas ignorance de ce qu'on est, mais plutôt connaissance, ou
reconnaissance, de tout ce qu'on n'est pas. C'est sa limite, puisqu'elle porte
sur un néant. Mais c'est en quoi aussi elle est humaine : « Nous sommes tout de
néant », disait Montaigne. L'humilité est la vertu de l'homme qui sait n'être
pas Dieu.
Ainsi est-elle la vertu
des saints, quand les sages, parfois, semblent en être dépourvus. Pascal n'a
pas tout à fait tort, quand il critique la superbe des philosophes.
C'est que certains ont pris au sérieux leur divinité, de quoi les saints ne
sont pas dupes. « Divin, moi ? » Il faudrait ignorer Dieu, ou s'ignorer soi.
L'humilité refuse ces deux ignorances, et c'est en quoi elle est une vertu :
elle relève de l'amour de la vérité, et s'y soumet. Être humble, c'est d'abord
aimer la vérité plus que soi.
C'est en quoi aussi toute
pensée digne de ce nom suppose l'humilité : la pensée humble, c'est-à-dire la
pensée, s'oppose en cela à la vanité, qui ne pense pas mais qui se croit. On
dira que cette humilité ne dure guère... Mais la pensée non plus. De là les
orgueilleux systèmes.
L'humilité, elle, pense
plutôt sans se croire : elle doute de tout et, spécialement, d'elle-même.
Humaine, trop humaine... Qui sait si elle n'est pas le masque d'un très subtil
orgueil ?
In « Autrement n°8,
série Morales »
Dessin
Michel-Ange : Etude de tête