Annie Ernaux (années 60)
L'arrivée de plus en plus
rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s'interrogeaient pas
sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de
ne pas gagner assez d'argent pour se les payer immédiatement. Ils s'habituaient
à rédiger des chèques, découvraient les " facilités de paiement », le
crédit Sofinco. Ils étaient à l'aise avec la nouveauté, tiraient fierté de se
servir d'un aspirateur et d'un sèche-cheveux électrique. La curiosité
l'emportait sur la défiance. On découvrait le cru et le flambé, le steak
tartare, au poivre, les épices et le ketchup, le poisson pané et la purée en
flocons, les petits pois surgelés, les coeurs de palmier, l'after-shave, l'Obao
dans la baignoire et le Canigou pour les chiens. Les Coop et Familistère
faisaient place aux supermarchés où les clients s'enchantaient de toucher la
marchandise avant de l'avoir payée.
On se sentait libre, on ne demandait rien à
personne. Tous les soirs les Galeries Barbès accueillaient les acheteurs avec
un buffet campagnard gratuit. Les jeunes couples des classes moyennes
achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l'Eau sauvage de Dior, une
radio à modulation de fréquences, une chaîne hi-fi, des voilages vénitiens et
de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un
secrétaire ou un scriban, meubles dont ils avaient lu le nom seulement dans
des romans. Ils fréquentaient les antiquaires, invitaient avec du saumon fumé,
des avocats aux crevettes, une fondue bourguignonne, lisaient Playboy et
Lui, Barbarella, Le Nouvel Observateur, Teilhard de Chardin, la
revue Planète, rêvaient sur les petites annonces d'appartements « de
grand standing », avec dressing-room, dans des « Résidences » — le nom seul
était déjà le luxe —, prenaient l'avion pour la première fois en masquant leur
angoisse et s'émouvaient de voir des carrés verts et dorés au-dessous d'eux,
s'énervaient de ne pas avoir encore le téléphone qu'ils réclamaient depuis un
an. Les autres ne voyaient pas l'utilité de l'avoir et continuaient d'aller à
la
Les gens ne s'ennuyaient
pas, ils voulaient profiter.
Dans un opuscule à
succès, Réflexions pour 1985, l'avenir apparaissait radieux, les tâches
lourdes et malpropres seraient accomplies par des robots, tous les individus
auraient accès à la culture et au savoir. Confusément, la première greffe du
coeur, au loin, en Afrique du Sud, paraissait un pas vers l'éradication de la
mort.
Les jeunes professeurs se
servaient du Lagarde et Michard de leurs années de lycée, donnaient des bons
points et des compositions trimestrielles, s'affiliaient à des syndicats qui
affirmaient dans chaque bulletin « Le pouvoir recule ! ». La Religieuse
de Rivette était interdite, les livres érotiques s'achetaient par
correspondance au Terrain Vague. Sartre et Beauvoir refusaient d'aller à la
télévision (mais tout le monde s'en fichait). On durait dans des valeurs et
des langages épuisés. Plus tard, nous souvenant de la bonne voix grondeuse de
Nounours dans Bonne nuit les petits on aura l'impression que c'était de
Gaulle qui venait nous border tous les soirs.
Des mouvements de
déplacement parcouraient la société en tous sens, les paysans descendaient des
montagnes vers les vallées, les étudiants déportés du centre des villes
montaient dans des campus sur les collines, partageaient à Nanterre la même
boue que les immigrés des bidonvilles. Les rapatriés d'Algérie et les ménages
d'OS qui avaient quitté leur maison basse avec les cabinets dehors se
retrouvaient ensemble dans les grands ensembles divisés en F suivi d'un
chiffre. Mais ce n'était pas d'être ensemble que les gens avaient envie,
seulement du chauffage central, de murs clairs et d'une salle de bains.
Le plus défendu, ce qu'on
n'avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était autorisé par une
loi. On n'osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas, surtout
quand on n'était pas mariée. C'était une démarche impudique. On sentait bien
qu'avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que
c'en était effrayant. Aussi libre qu'un homme.