Annie Ernaux (années 50)
À la moitié des années
cinquante, dans les repas de famille, les adolescents restaient à table,
écoutant les propos sans s'y mêler, souriant poliment aux plaisanteries qui ne
les faisaient pas rire, aux remarques approbatrices dont ils étaient l'objet
sur leur développement physique, aux grivoiseries voilées destinées à les faire
rougir, se contentant de répondre aux questions émises précautionneusement sur
leurs études, ne se sentant pas encore prêts à entrer de plein droit dans la
conversation générale, même si le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes
autorisées au dessert marquaient le début de leur intronisation dans le cercle
des adultes. On se pénétrait de la douceur de la tablée festive où la dureté
habituelle du jugement social s'atténue, se mue en molle aménité, et les fâchés
à mort de l'année dernière réconciliés se passent le bol de mayonnaise. On
s'ennuyait un peu mais pas au point de préférer être au lendemain en cours de
maths.
Après les commentaires
sur les plats en train d'être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes
mangés en d'autres circonstances, les conseils sur la meilleure façon de les
préparer, les convives discutaient de la réalité des soucoupes volantes, du
Spoutnik et de qui, des Américains ou des Russes, irait les premiers sur la
Lune, des cités d'urgence de l'abbé Pierre, de la vie chère. La guerre
finissait par revenir sur le tapis. Es rappelaient l'Exode, les bombardements,
les restrictions de l'après-guerre, les zazous, les pantalons de golf. C'était
le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu'on écoutait dans une
nostalgie indéfinissable, la même qu'on ressentait en récitant avec ferveur Souviens-toi,
Barbara, recopié dans un cahier personnel de poèmes. Mais dans le ton des
voix il y avait de l'éloignement. Quelque chose s'en était allé avec des
grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui
poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à
tempérament. Les souvenirs des privations de l'Occupation et des enfances
paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. Les gens avaient tellement la
conviction de vivre mieux.
Il n'était déjà plus
question de l'Indochine, si lointaine, si exotique — « deux sacs de riz
suspendus de part et d'autre d'une tige de bambou », selon le manuel de
géographie — et perdue sans excès de regret à Diên Biên Phu, où n'avaient
combattu que des têtes brûlées, des engagés volontaires qui n'avaient pas de
métier dans les mains. C'était un conflit qui n'avait jamais été dans le
présent des gens. Ils n'avaient pas non plus envie d'assombrir l'atmosphère
avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils
avaient commencé. Mais ils étaient tous d'accord, et nous aussi qui l'avions
au programme du BEPC, l'Algérie avec ses trois départements était la France,
comme une grande partie de l'Afrique où nos possessions couvraient sur l'atlas
la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés
les « nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l'ombre
traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z'ami colportant
des descentes de lit sur son dos. À la dérision dont les Arabes et leurs mots
étaient rituellement l'objet, habana la moukère mets ton nez dans la
cafetière tu verras si c'est chaud, s'ajoutait la certitude de leur
sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient
envoyés pour rétablir l'ordre, même si de l'avis général c'était malheureux
pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont
la photo figurait dans le journal régional sous la mention « tombé dans une
embuscade ». C'était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup.
Il n'y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille On n'avait pas un sentiment
de guerre. La prochaine viendrait de l'Est, avec les chars russes comme à
Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les
routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance. Déjà, on avait
eu chaud avec le canal de Suez.
Personne ne parlait des
camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu
ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C'était devenu un
malheur privé.
Au dessert, les chansons patriotiques d'après la Libération avaient disparu.
Les parents entonnaient Parlez-moi d'amour, de vieux jeunes gens Mexico
et les enfants Ma grand-mère était cow-boy. Nous, on aurait eu trop
honte de chanter comme avant Étoile des neiges. Priés d'en pousser une,
on prétendait ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et
Brel détonneraient dans la béatitude des fins de repas, qu'il fallait de
préférence des chansons que d'autres repas et des larmes essuyées avec le coin
de la serviette avaient consacrées. On répugnait farouchement à dévoiler des
goûts musicaux qu'ils ne pouvaient comprendre, eux qui ne connaissaient pas un
mot d'anglais en dehors de fuck you appris à la Libération, ignoraient
l'existence des Platters et de Bill Haley.
Mais le lendemain, dans
le silence de la salle d'études, au sentiment de vide qui nous envahissait, on
savait que la veille avait été, même si on s'en défendait, qu'on avait cru
rester extérieurs et s'ennuyer, un jour de fête.
Photo Electrophone Philips années 50