Philippe Delerm
Le bibliobus
- Elles sont écrites sur une petite carte brune qu'on vous glisse dans un livre
emprunté. Le 17 décembre, de 16 heures à 18 heures, on sait que le grand camion
blanc balafré du sigle « Conseil général » sera fidèle au rendez-vous. C'est
rassurant, cette mainmise sur le temps. Rien de mal ne peut vous arriver,
puisque l'on sait déjà que dans un mois le salon de lecture ambulant reviendra
mettre une petite tache de lumière sur la place. Oui, c'est encore mieux
l'hiver, quand les rues du village sont désertes. Le seul centre d'animation
devient alors le bibliobus. Oh ! il n'y a pas foule, ce n'est pas le marché.
Mais quand même, des silhouettes familières convergent vers le petit escalier
malcommode qui permet d'accéder au camion.
On sait que dans six mois
on rencontrera là Michèle et Jacques (« Alors, cette retraite, c'est pour quand?
»), Armelle et Océane (« Elle porte bien son nom, ta fille, elle a des
yeux d'un bleu ! »), d'autres qu'on connaît moins mais qu'on salue d'un sourire
entendu : rien que ce rite à partager, c'est toute une complicité.
La porte du camion est
étrange. Il faut se glisser entre deux parois transparentes de plastique
rigide, qui prémunissent à l'intérieur des courants d'air. Ce sas entrouvert,
traversé, on est tout de suite dans le moquetté, le silence douillet, la
flânerie studieuse. La jeune fille et l'employé plus âgé à qui l'on rend les
livres rapportés témoignent par leur salut qu'ils vous connaissent, mais leur
amabilité ne va pas jusqu'à l'enjouement. Tout doit rester feutré. Même si
certains jours l'exiguïté du lieu fait déployer des trésors d'ingéniosité
déambulatoire pour ne pas déraper vers la promiscuité, chacun reste libre dans
son silence, dans son choix.
Les rayons sont des plus variés. On a droit au total à douze emprunts, et c'est
très bon de faire dans l'hétéroclite. Ce petit recueil de poèmes en prose de
Jean-Michel Maulpoix, pourquoi pas? « Le jour tarde sous un entassement
de feuilles et de fleurs de tilleul. » Cette phrase suffit à en donner l'envie.
L'énorme album de Christopher Finch L'aquarelle au XIXè siècle sera un
peu lourd, mais il y a des beautés rousses préraphaélites, des aubes de Turner,
et puis quel privilège de s'arroger ainsi en toute impunité ces trois kilos
volumineux de luxe mat ! Un magazine de photos avec des enfants de Boubat, une
cassette des cantates de Bach, un album sur le Tour de France : on peut
glisser dans son panier toutes ces merveilles disparates; déjà comblé, se dire
que l'on va en glaner encore tout autant, au hasard des étagères. Les enfants
n'en finissent pas de s'accroupir devant les bandes dessinées, les romans illustrés,
de s'émerveiller parfois : « La dame a dit que je pouvais en prendre un de plus
! »
La soif étanchée, le
choix s'alentit. Une odeur de laine tiède, de gabardine mouillée monte dans
l'espace étroit. Mais c'est du sol surtout que monte une sensation particulière
: une espèce de tangage infime, de roulis. On avait oublié l'équilibre des
pneus, le fondement mobile de ce temple familial. Ce mal de mer au chaud des
livres, c'est la province en creux d'hiver. Prochain passage du bibliobus :
jeudi 15 janvier, de 10 heures à 12 heures, Place de l'Église, de 16 heures à
18 heures, Place de la Poste.