Alice Ferney (Le manteau rouge)
Il l’avait découverte à l’école devant la rangée des
portemanteaux à l'entrée des classes maternelles. C'est là que l'envoûtement
était né. Dans le déferlement des enfants, au coeur de leurs pépiements
matinaux, un rapt silencieux : une femme se saisissait d'un homme. Une image
mordait dans un regard.
Ils étaient occupés aux mêmes gestes que faisaient là tous
les parents : s'agenouiller devant son enfant, déboutonner le manteau puis le
tricot, se relever en même temps que l'on tire sur une manche pour enlever le
vêtement, suspendre le tout au crochet surmonté de la photographie du
garçonnet ou de la fillette qui porte votre nom et votre sang, étreindre cet
enfant contre soi, lui prendre la main pour l'amener jusqu'à sa classe, lui
faire dire bonjour à la maîtresse, l'asseoir avec les autres, l'embrasser
encore une fois et partir en lui faisant signe avec la main. C'était au moment
d'accrocher les affaires qu'il l'avait aperçue.
Elle lui chuchotait des câlineries à l'oreille et le rire cristallin de l'enfant crépitait dans le brouhaha, Gilles André restait bête. Il n'entendait plus que le rire enfantin, et il aurait voulu être ce rejeton puisqu'elle ne voyait rien d'autre. A la fois juvénile et maternelle, Pauline Arnoult laissait une impression contrastée de jeune femme fatale et de maturité qui a fini de séduire. Elle était dévouée à son enfant, mais pas encore faite ni rassurée sur elle-même. Elle n'avait pas rassasié le besoin de plaire.
Le devina-t-il ? A ce moment pourtant elle n'appartenait qu'à son fils.
C'était précisément dans cette inattention gracieuse qu'il fut pris, dans rien
d'autre que cela. Ce qui était homme en lui fut torpillé par cet aperçu de la
douceur des femmes quand elles sont mères. Le charme et l'apaisement quand
elles s'approchent de leurs petits, et, pensait- il, la merveilleuse tiédeur
sensuelle dans laquelle elles accueillent aussi leur amant, quand elles ouvrent
leurs cuisses de velours, et laissent tomber leur tête en fermant leur visage.
Il voulait être cet amant. Pourquoi le voulait-il ? Il ne se poserait la
question que beaucoup plus tard. Il tâcherait de lire le tissage, l'avènement et le déploiement de
cette attraction.
Pouvait-il trouver quelque part sur elle la cause de son
propre désir ? Etait-ce en lui ou en elle que se trouvait la clef ? A
l'instant il voulut être aimé d'elle.
C'était aussi violent que mystérieux. Mais c'était vivre l'expérience la plus
intéressante de la vie. Il n'était ni assez sot, ni si jeune, qu'il pût
l'ignorer. Il ne l'ignorait pas, et, pactisant avec son mal, il le pensa même
avec une clarté extraordinaire. Ceci expliquera qu'il ne se retint pas. Ni de
la contempler, ni de la désirer. Elle ne ressemblait à personne qu'il eût déjà
aimé, elle ne réitérait pas un passé. Mais elle était si jolie ! Il ne pouvait
tout simplement pas ne pas la regarder. Une silhouette, les traits d'un visage,
une expression tendre, une indifférence étaient le centre déclencheur d'une
attraction.
Il fut donc éperdu dans le lacis
des mots et des brûlures sans mots qu'apporte en nous le désir. Il fut ravi à
lui-même, désuni par une émotion qu'il voulait accueillir. Un délire
s'étendait. Je suis le spectre d'une rose que tu portais hier au bal... et je
te reconnais, tu es ma soeur, ensemble nous avons traversé l'enfance, je ne
connais aucune femme mieux que toi, et je te trouve enfin, et tu es la tendresse
de ma mère, et tu es mon désir, l'image exacte du voeu qu'en moi j'ignore, et
je ne peux plus rien que te regarder, toi la dame de mes songes, je ne puis
plus que me déployer pour te plaire, t'enchanter et te coucher sous mon désir,
et j'ai l'air stupide ravagé par ce soudain tourment, et je suis innocent, moi
qui n'ai jamais été bête et même par amour !
Vettriano, "The singing butler"