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Voyage dans les mots
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2 mars 2008

Alice Ferney (Le manteau rouge)

Singing_buttler

Il l’avait découverte à l’école devant la rangée des portemanteaux à l'en­trée des classes maternelles. C'est là que l'envoûtement était né. Dans le défer­lement des enfants, au coeur de leurs pépiements matinaux, un rapt silencieux : une femme se saisissait d'un homme. Une image mordait dans un regard.
Ils étaient occupés aux mêmes gestes que faisaient là tous les parents : s'age­nouiller devant son enfant, déboutonner le manteau puis le tricot, se relever en même temps que l'on tire sur une man­che pour enlever le vêtement, suspendre le tout au crochet surmonté de la photo­graphie du garçonnet ou de la fillette qui porte votre nom et votre sang, étreindre cet enfant contre soi, lui prendre la main pour l'amener jusqu'à sa classe, lui faire dire bonjour à la maîtresse, l'asseoir avec les autres, l'embrasser encore une fois et partir en lui faisant signe avec la main. C'était au moment d'accrocher les affaires qu'il l'avait aperçue.

Pauline Arnoult portait un long man­teau rouge, cintré à la taille et s'évasant vers le bas, avec deux rangs de boutons dorés comme en possédaient les anciens uniformes militaires, Gilles André était occupé avec sa fille. La tache de couleur traversa son champ visuel. Il était age­nouillé. De fines chevilles dansotaient sur des escarpins, au milieu de l'étoffe abondante. Un homme agenouillé devant une petite fille pouvait reconnaître dans la pâleur des bas de jolies jambes de femme. Il leva donc les yeux pour décou­vrir le visage qui allait avec les jambes. Alors il tomba dans un fantasme. Il fut saisi. Un visage clair souriait et dispensait des tendresses. Impossible de détacher ses yeux de ce sourire. C'était inexplica­ble. D'autres pères étaient là qui n'étaient pas emportés dans cette vision. Etait-ce pour lui une chose déjà vue, retrouvée, attendue ? Il fut transporté d'un coup dans l'allégresse tourmentée du désir. Une blondeur ramenée en chignon se mêlait dans un baiser à la blancheur des cheveux d'un petit garçon.

Elle lui chu­chotait des câlineries à l'oreille et le rire cristallin de l'enfant crépitait dans le brou­haha, Gilles André restait bête. Il n'enten­dait plus que le rire enfantin, et il aurait voulu être ce rejeton puisqu'elle ne voyait rien d'autre. A la fois juvénile et mater­nelle, Pauline Arnoult laissait une impres­sion contrastée de jeune femme fatale et de maturité qui a fini de séduire. Elle était dévouée à son enfant, mais pas encore faite ni rassurée sur elle-même. Elle n'avait pas rassasié le besoin de plaire.

Le devina-t-il ? A ce moment pour­tant elle n'appartenait qu'à son fils. C'était précisément dans cette inattention gra­cieuse qu'il fut pris, dans rien d'autre que cela. Ce qui était homme en lui fut tor­pillé par cet aperçu de la douceur des femmes quand elles sont mères. Le charme et l'apaisement quand elles s'approchent de leurs petits, et, pensait- il, la merveilleuse tiédeur sensuelle dans laquelle elles accueillent aussi leur amant, quand elles ouvrent leurs cuisses de velours, et laissent tomber leur tête en fermant leur visage.
Il voulait être cet amant. Pourquoi le voulait-il ? Il ne se poserait la question que beaucoup plus tard. Il tâcherait de lire le tissage, l'avè­nement et le déploiement de cette attrac­tion.

Pouvait-il trouver quelque part sur elle la cause de son propre désir ? Etait­-ce en lui ou en elle que se trouvait la clef ? A l'instant il voulut être aimé d'elle.
C'était aussi violent que mystérieux. Mais c'était vivre l'expérience la plus intéres­sante de la vie. Il n'était ni assez sot, ni si jeune, qu'il pût l'ignorer. Il ne l'igno­rait pas, et, pactisant avec son mal, il le pensa même avec une clarté extraordi­naire. Ceci expliquera qu'il ne se retint pas. Ni de la contempler, ni de la désirer. Elle ne ressemblait à personne qu'il eût déjà aimé, elle ne réitérait pas un passé. Mais elle était si jolie ! Il ne pouvait tout simplement pas ne pas la regarder. Une silhouette, les traits d'un visage, une expression tendre, une indifférence étaient le centre déclencheur d'une attrac­tion.

Il fut donc éperdu dans le lacis des mots et des brûlures sans mots qu'apporte en nous le désir. Il fut ravi à lui-même, désuni par une émotion qu'il voulait accueillir. Un délire s'étendait. Je suis le spectre d'une rose que tu portais hier au bal... et je te reconnais, tu es ma soeur, ensemble nous avons traversé l'enfance, je ne connais aucune femme mieux que toi, et je te trouve enfin, et tu es la ten­dresse de ma mère, et tu es mon désir, l'image exacte du voeu qu'en moi j'ignore, et je ne peux plus rien que te regarder, toi la dame de mes songes, je ne puis plus que me déployer pour te plaire, t'enchanter et te coucher sous mon désir, et j'ai l'air stupide ravagé par ce soudain tourment, et je suis innocent, moi qui n'ai jamais été bête et même par amour !

In, « La conversation amoureuse »
Vettriano, "The singing butler"

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Commentaires
T
Je ne connais pas cet auteur(e), texte charmant, magnifique description d'un probable coup de foudre...
D
Choix de ce tableau aussi délicat que le texte en regard : il faudrait mettre tout le livre (avec une peinture par page) en ligne !
A
Océania, c'est un beau cadeau. Et je relis ce texte avec autant de plaisir que les premières fois. J'avais oublié qu'elle s'appelait Pauline, mais je me souviens si bien du livre. Et curieusement, j'aime beaucoup Vettriano. Lorsque je feuillette son livre divisé en chapitres (de mémoire), "rupture" "cadeaux" "attente", j'observe toujours les boucles d'oreilles de cette belle femme brune qu'il peint souvent et qui je pense est l'amour de sa vie. Je reviens sur le sourire de Pauline parce que cet après-midi j'ai lu le livre de Milena Agus "Mal de Pierres". Elle dit à l'homme qu'elle désire : "Et si nous embrassions nos sourires". Alors demain, je fais la même chose. Je parle à l'inconnu que je rencontre chaque jour devant le Collège (le temps de la maternelle est passé). Merci encore Oceania. Je suis touchée.
C
J'ai lu "Dans la guerre". Je n'ai pas aimé, j'ai même été repoussé. Ecriture trop féminine? Ce serait une raison absurde. Peut-être cette aversion cache-t-elle chez moi, comme c'est parfois le cas, une proximité, une tendresse qui ne se permet pas. J'y reviendrai sans doute.
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