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Voyage dans les mots
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4 janvier 2008

Marcel Moreau

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Le corps, le vieillissement, la source

Quand on sait ce qu'un corps, fût-il jeune, représente de petites misères en constante évolution, on ne devrait rien avoir de plus pressé que d'utiliser la perfection des lois qui le conduisent au vieillissement et à la mort à des fins qui en désordonnent le cours. Ce tas de mous san­guinolents obéit certes à un plan d'une précision absolue, dont la Nature fut l'ingénieur absolument génial. Ne faudrait-il pas penser que c'est de cette mollesse, cette flacidité que nous tirons notre pouvoir, (notre liberté) de déborder, avec nos actes et nos mots, du cadre où nous assigne de vivre l'enseignement de nos limites ? La grandeur du tas de mous est de contenir en germe une autre vie, qui est celle de nos anormalités. La Nature a bien fait les choses. Dans la munificence de son imagi­nation, elle a introduit l'obscur cadeau qu'elle nous fait d'une part de ses incalculables bizarreries : le meilleur de son mystère, devenu le nôtre. Je crois donc que nous sommes aussi constitués d’un fond de dérapages, de distorsions, d’anomalies possédant leurs propres lois, imprévisibles. Dès lors que nous fécondons ou sublimons ces accrocs à notre idéal d'harmonie, ils nous tendent les clés de notre identité vraie et jusqu'au visage que nous dessine notre démesure dès lors que nous avons compris qu'elle nous était naturelle. Devant ce corps et ses mous sanguinolents, le désir nous vient d'en dégager les étrangetés consubstantielles à l'accomplissement de soi. À nous de chercher un sens à ces prodigieuses irré­gularités, une aura, une déraisonnable humanité. Je ne parle pas ici des hérésies génétiques, source de tant de drames. Je crois seulement à la présence en nous d'irré­gularités obscures et innées ayant vocation à créer la surprise dans le Corps établi. Elles existent pour « sidé­rer » ce corps, le mettre en état de sentir qu'il lui reste beaucoup à inventer de lui-même pour être lui-même, en avant, ou par-dessus, sa logique de corps. Comme condamné à mort, le corps nous accompagne de la rigueur de ses lois biologiques. Comme vivant en sursis, il peut, si nous le voulons, nous dévoiler, puissamment, et pour nous en émouvoir, la vertu de ses escarpements ou dénivellations.

C'est comme si alors, il se mettait en posture de se dérégler pour nous, ou d'être déréglé par nous. Il semble nous dissocier de la culture de la norme qui est la nôtre, éducation oblige. Du même coup, ce corps opaque et infirme, traître ou trahi, aux accents schismatiques, promis aux accidents et aux maladies, miné de naissance, foutu pour la plénitude, se fait l'artiste de notre intégrité. Parce que nous avons donné la parole, toute la parole, à ses instincts, grands perturbés-perturbateurs s'il en est, notre corps se dérègle pour se créer et nous créer. Il nous évite ses perversions, la perversion, souvent, n'étant que la face carcérale d'une exubérance perdue. Quand elle transgresse, c'est derrière ses barreaux. La transgression à l'air libre, brisant ses chaînes, je préfère ça. Tel nous apparaît le destin de ce corps, s'en allant au néant. Ce n'est pas triste, nos profondeurs jubilent, nos souterrains exultent. Peu importe, dès lors, que ce corps se conduise en seigneur, en fou ou en poète, pourvu qu'au bout de ses actes de créateur nous puissions nous dire : lui, c'est nous. Lui, et non ce qu'il reste de lui quand il s'est enfermé dans ses fonctions au lieu de jouir de ce qui les dépasse : les passions. Le squelette cale la chair, la raison cale l'esprit. Un corps dont l'ambition est de nous porter au plus haut degré de la conscience de ce qu'il est (que nous sommes) est celui qui déboîte chair et esprit, les sort de leurs gonds, leur apprend à danser à la fois au-dedans et au-dessus du corps qui est seulement orga­nisé pour vivre. Le corps qui est seulement organisé pour vivre ne suffit plus au corps qui s'impatiente d'être à lui seul un monde, une culture, une civilisation, étrange et prophétique, et je ne sais quoi d'autre encore ayant trait à l'Amour, tout simplement. Voilà ce que je voulais dire. Je vais bientôt quitter ce livre.

Ce n'est pas quitter ce qu'il a dit qui est difficile, mais ce qu'il n'a pas dit. Je vais le quitter un peu comme si je quittais ma vie, ou mes excès de vie. Ce livre est interminable, contrairement à ma vie. Toujours, il sera plus inachevé que moi, dont le corps s'achève. Et pour­tant ce corps qui s'achève n'en est qu'au commencement de dire en quoi, par la chair et le sang, il est le seul de mes livres dont la parole soit inépuisable.

Je ressens en écrivant ces lignes une émotion « à l'an­cienne », d'avant l'invention des nombres. Ainsi, j'ai l'impression de léguer au lecteur la partie la plus vraie, la plus vitale de moi-même. Cela ressemble à un don d'organes, à cette différence près qu'ici les organes sont des mots, avec de la chair autour, et dedans aussi. Je me demande si des greffes n'ont pas eu lieu, de mon vivant, à mon insu. On ne sait jamais, avec l'ineffable musique des transplantations.

Parfois, je me tâte : est-ce que je suis encore entier ? Je me suis tellement amputé. Je me souviens : je prélevais de la beauté dans mes horreurs, et du temps de souffrir sur mon temps de jouir. L'écriture, c'est féroce et mer­veilleux, la manière dont elle donne, que ce soit par ablations ou par excédents.

Suis-je seulement encore un écrivain ? Un poète ? Un essayiste ? Mais non, mais non, appelez-moi chercheur. Chercheur ébouriffé, halluciné, les yeux grands ouverts sur la nature humaine, l'oreille collée au corps qui en est la voix. Je comprends maintenant pourquoi les gar­diens de la littérature se montrent si discrets à mon égard, à part quelques chers excentriques. C'est parce que je suis un... chercheur. Ils respectent ma solitude de chercheur. « Ne pas le déranger » disent-ils, se disent-ils. Ils sont bien élevés, les cadres de la littérature.

Au fond, même comme chercheur, je donne beau­coup, plus aujourd'hui qu'hier. Et j'aime ça, donner. C'est vrai que je suis amoureux. Enfin, je le suis devenu, à la longue, après tant d'années d'élans contradictoires. Je suis un chercheur amoureux.

In, « Corpus Scripti »
Sculpture René Julien « Dan nation n°3 »


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Commentaires
T
Magnifique texte d'un auteur que je ne connais pas du tout, merci de me l'avoir fait découvrir.
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