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Voyage dans les mots
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21 octobre 2007

Gaston Bachelard (solitude)

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La solitude du rêveur de chandelle

 Jean Cassou rêvait toujours d'aborder le grand poète Milosz avec cette question digne d'être posée à une majesté : « Comment se porte Votre Solitude ? »
Cette question a mille réponses. En quel centre de l'âme, en quel coin du coeur, en quel détour de l'esprit, un grand solitaire est-il seul, bien seul ? Seul ? Enfermé ou consolé ? En quel refuge, dans quelle cellule, le poète est-il vraiment un solitaire ? Et quand tout change aussi selon l'humeur du ciel et la couleur des songes, chaque impression de solitude d'un grand solitaire doit trouver son image. De telles « impressions » sont d'abord des images. Il faut imaginer la solitude pour la connaître — pour l'aimer ou pour s'en défendre, pour être tranquille ou pour être courageux. Quand on voudra faire la psychologie du clair- obscur psychique où s'éclaire. et où s'obscurcit cette conscience de notre être, il faudra multiplier les images, doubler toute image. Un homme solitaire, dans la gloire d'être seul, croit parfois pouvoir dire ce qu'est la solitude. Mais à chacun sa solitude. Et le rêveur de solitude ne peut nous donner que quelques pages de cet album du clair-obscur des solitudes.

Pour moi, tout à la communion avec les images qui me sont offertes par les poètes, tout à la communion de la solitude des autres, je me fais seul avec les solitudes des autres.
Je me fais seul, profondément seul, avec la soli­tude d'un autre.

Mais il faut, bien sûr, que cette sollicitation à la solitude soit discrète, que ce soit, précisément, une solitude d'image. Si l'écrivain solitaire veut me dire sa vie, toute sa vie, il me devient tout de suite un étranger. Les causes de sa solitude ne seront jamais les causes de ma solitude. La solitude n'a pas d'histoire. Toute ma solitude est contenue dans une image première.

Voici alors l'image simple, le tableau central dans le clair-obscur des songes et du souvenir. Le rêveur est à sa table; il est en sa mansarde; il allume sa lampe. Il allume une chandelle. Il allume sa bougie. Alors je me souviens, alors je me retrouve : je suis le veilleur qu'il est. J'étudie comme il étudie. Le monde est pour moi, comme pour lui, le livre difficile éclairé par la flamme d'une chandelle. Car la chandelle, compagne de solitude, est surtout compagne du travail solitaire. La chandelle n'éclaire pas une cellule vide, elle éclaire un livre.

Seul, la nuit, avec un livre éclairé par une chan­delle — livre et chandelle, double flot de lumière, contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit.
J'étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier.
Penser je n'ose.
Avant de penser, il faut étudier.
Seuls les philosophes pensent avant d'étudier.
Mais la chandelle s'éteindra avant que le livre difficile soit compris. Il faut ne rien perdre du temps de lumière de la chandelle, des grandes heures de la vie studieuse.
Si je lève les yeux du livre pour regarder la chandelle, au lieu d'étudier, je rêve.
Alors les heures ondulent dans la solitaire veillée. Les heures ondulent entre la responsabilité d'un savoir et la liberté des rêveries, cette trop facile liberté d'un homme solitaire.

L'image d'un veilleur à la chandelle me suffit pour que je commence, moi, ce mouvement ondu­lant des pensées et des rêveries. Oui, je serais troublé si le rêveur qui est au centre de l'image me disait les causes de sa solitude, quelque lointaine histoire des trahisons de la vie. Ah ! mon propre passé suffit à m'encombrer. Je n'ai pas besoin du passé des autres. Mais j'ai  besoin des images des autres pour recolorer les miennes. J'ai besoin des rêveries des autres pour me souvenir de mon travail sous les petites lumières, pour me souvenir que, moi aussi, j'ai été un rêveur de chandelle.

In, « La flamme d’une chandelle »
Georges de la Tour, "Méditation de Madeleine sur un crâne"


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