Gaston Bachelard (solitude)
La solitude du
rêveur de chandelle
Cette question a mille
réponses. En quel centre de l'âme, en quel coin du coeur, en quel détour de
l'esprit, un grand solitaire est-il seul, bien seul ? Seul ? Enfermé ou consolé
? En quel refuge, dans quelle cellule, le poète est-il vraiment un solitaire ?
Et quand tout change aussi selon l'humeur du ciel et la couleur des songes,
chaque impression de solitude d'un grand solitaire doit trouver son image. De
telles « impressions » sont d'abord des images. Il faut imaginer la solitude
pour la connaître — pour l'aimer ou pour s'en défendre, pour être tranquille ou
pour être courageux. Quand on voudra faire la psychologie du clair- obscur
psychique où s'éclaire. et où s'obscurcit cette conscience de notre être, il
faudra multiplier les images, doubler toute image. Un homme solitaire, dans la
gloire d'être seul, croit parfois pouvoir dire ce qu'est la solitude. Mais à
chacun sa solitude. Et le rêveur de solitude ne peut nous donner que quelques
pages de cet album du clair-obscur des solitudes.
Pour moi, tout à la
communion avec les images qui me sont offertes par les poètes, tout à la
communion de la solitude des autres, je me fais seul avec les solitudes des
autres.
Je me fais seul,
profondément seul, avec la solitude d'un autre.
Mais il faut, bien sûr,
que cette sollicitation à la solitude soit discrète, que ce soit, précisément,
une solitude d'image. Si l'écrivain solitaire veut me dire sa vie, toute sa
vie, il me devient tout de suite un étranger. Les causes de sa solitude ne
seront jamais les causes de ma solitude. La solitude n'a pas d'histoire. Toute
ma solitude est contenue dans une image première.
Voici alors l'image
simple, le tableau central dans le clair-obscur des songes et du souvenir. Le
rêveur est à sa table; il est en sa mansarde; il allume sa lampe. Il allume une
chandelle. Il allume sa bougie. Alors je me souviens, alors je me retrouve : je
suis le veilleur qu'il est. J'étudie comme il étudie. Le monde est pour moi,
comme pour lui, le livre difficile éclairé par la flamme d'une chandelle. Car
la chandelle, compagne de solitude, est surtout compagne du travail solitaire.
La chandelle n'éclaire pas une cellule vide, elle éclaire un livre.
Seul, la nuit, avec un
livre éclairé par une chandelle — livre et chandelle, double flot de lumière,
contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit.
J'étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier.
Penser je n'ose.
Avant de penser, il faut
étudier.
Seuls les philosophes
pensent avant d'étudier.
Mais la chandelle
s'éteindra avant que le livre difficile soit compris. Il faut ne rien perdre du
temps de lumière de la chandelle, des grandes heures de la vie studieuse.
Si je lève les yeux du
livre pour regarder la chandelle, au lieu d'étudier, je rêve.
Alors les heures ondulent
dans la solitaire veillée. Les heures ondulent entre la responsabilité d'un
savoir et la liberté des rêveries, cette trop facile liberté d'un homme
solitaire.
L'image d'un veilleur à
la chandelle me suffit pour que je commence, moi, ce mouvement ondulant des
pensées et des rêveries. Oui, je serais troublé si le rêveur qui est au centre
de l'image me disait les causes de sa solitude, quelque lointaine histoire des
trahisons de la vie. Ah ! mon propre passé suffit à m'encombrer. Je n'ai pas
besoin du passé des autres. Mais j'ai besoin des images des autres pour recolorer
les miennes. J'ai besoin des rêveries des autres pour me souvenir de mon
travail sous les petites lumières, pour me souvenir que, moi aussi, j'ai été un
rêveur de chandelle.
In, « La flamme d’une chandelle »
Georges de la Tour, "Méditation de Madeleine sur un crâne"