Hubert Nyssen
Photo empruntée au site
Mais à quoi donc
sert la littérature ?
Quand Cesare Pavese note
avec discrétion que la littérature est une défense contre les offenses de la
vie, quand Ilia Ehrenbourg s’exclame que si la littérature ne modifie pas
l’ordre établi, elle modifie ceux qui établissent cet ordre, quand Marcel
Proust insinue que le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un
traducteur, lorsque Jean Duvignaud écrit que la littérature nous rappelle
confusément que notre expérience est inachevée, quand Roland Barthes dit en passant
que si la littérature ne permet pas de marcher, elle permet de respirer, ou
lorsque François Mauriac grogne que le romancier est le singe de Dieu, tous
reprennent ainsi sous une autre forme et avec d’autres mots ce qui fut dit
avant eux, en même temps qu’eux, ce que les écrivains ici présents ont dit à
leur manière et que d’autres diront après eux.
Ils disent d’une voix forte
ou mezzo voce que la littérature sert à découvrir le monde, à le nommer, le
décrire, le déployer, lui demander des comptes, l’enrichir, le compléter, le
refaire avant de le transmettre. Oui, ils le disent même s’ils dénoncent ce
monde, le vilipendent, même quand ils font mine de s’en écarter, de le quitter
ou de s’en défaire. Mais la plus juste manière d’aborder la question de savoir
à quoi sert la littérature, en fin de compte je la trouve dans l’ironie de
Chesterton quand il murmure que si la littérature est un luxe, la fiction est
une nécessité. Car la fiction est l’ombilic de la littérature. Découverte sans
doute avant le feu, la fiction a dû naître dans la résille de nos neurones avec
le geste et la parole, et longtemps, orale avant d’être écrite et bien plus
tard imprimée, elle a servi, dès les commencements, à travestir l’ignorance de
nos origines, à brider les peurs de l’inexplicable et à justifier les pouvoirs
que les plus roublards et les plus rusés en tiraient. Et il nous en est resté
quelque chose…
Mais la fiction n’a pas tardé non plus à découvrir qu’elle pouvait se retourner
contre elle-même, douter de ses propres manières et ambitions, et se mettre en
péril pour avoir des réponses aux interrogations les plus retorses. Elle l’a
fait dans l’anarchie de l’histoire, dans les désordres du temps et dans les
provinces de l’espace pour en venir peu à peu, à sauts et à gambades comme
disait Montaigne, à des époques plus proches de la nôtre, où elle a pris une
autonomie et des distances qui lui ont permis de faire alternativement
réfléchir, s’attendrir, méditer, rire et pleurer non seulement sur le monde
mais aussi sur nos tentatives de le maîtriser par les mots.
Et ce fut une succession de
virages par quoi, de plus en plus, de mieux en mieux, la fiction nous a permis
de nous installer dans l’immensurable espace qui se déploie entre l’imaginaire
et la réalité. Et non seulement la fiction a-t-elle ainsi suscité des œuvres
poétiques, théâtrales et romanesques, mais aussi les analyses de leurs
structures et nos multiples exégèses. Elle a même investi, voir contaminé des
domaines voisins, parfois avec la complicité de la philosophie qui, mais tous
n’en conviennent pas, est à sa manière un concept fictionnel. Roland Barthes
n’allait-il pas jusqu’à réclamer le droit pour la science d’être fictionnelle ?
Les fictionnaires,
comme on pourrait le dire d’un périlleux néologisme déjà mis à bien des sauces,
sont donc les agents volontaires, bénévoles et parfois agents doubles, de cette
lente, longue et diverse métamorphose. Et parmi eux les romanciers, ainsi
nommés depuis le XVIème siècle, qui ne sont pas les moindres agitateurs de
l’espèce. En tout cas, dans mon métier d’écrivain comme dans celui d’éditeur
qui depuis longtemps l’accompagne, l’un et l’autre n’allant pas sans passion de
la lecture, les véritables éblouissements me sont venus de là, de ces
ouvertures soudaines, de ces failles ou fractures tectoniques par lesquelles
les livres de fiction donnent ouverture sur le monde, sur ses Némésis et sur
ses mystères.
Si la fiction, quelles que soient son origine, sa nature, sa langue, son
écriture et son style, avec des audaces et des égarements qui sont foisonnants
d’idées et peuplés de représentations, nous paraît à ce point essentielle et
même indispensable, c’est sans doute parce qu’elle apporte clarté quand nous
sommes dans l’obscurité, parce qu’elle nous donne le pouvoir de la révolte quand
nous sommes contraints par des injonctions, et parce que, pour reprendre le mot
de Dante, elle sauvegarde le désir quand tout espoir est envolé.
Voilà un bien grand mot
lâché. Le désir. Eh oui, mais le désir est le cœur nucléaire de la création, il
est le noyau même de cette fiction qui, par les œuvres et parfois par leur
privation quand domination et servitude sévissent, nous permet d’en redécouvrir
en nous les capacités et les ressources. Pas un livre qui, d’une certaine
façon, ne soit un appel au désir donc à une forme d’insurrection. Espoir et
désespoir, élans et chute, proférations et silences sont alors des manières de
manifester la reconnaissance du désir comme un premier pas dans la conquête
d’une liberté, celle d’être présent dans le grand concert des humains. Les
écrivains qui sont honorés ici le savent, et je sais qu’ils le savent parce que
je l’ai lu dans leurs livres.
Or une œuvre de littérature ne va jamais seule comme peuvent aller une
sculpture, un dessin ou une sonate qu’il ne faut ni modifier ni travestir quand
on change de territoire. La littérature, elle, est irriguée par la langue dont
elle se sert. Volens nolens
elle est fille de sa langue mère, elle est portée par cette langue qu’en même
temps elle déploie et elle porte. Une langue qui la contraint et qu’elle
contraint, qui l’entrave et qu’elle débride, qui la défie et qu’elle défie. Une
langue si chargée d’histoire, de règles, de traditions et de souvenirs, qu’il
n’est pas un livre qui, par les traces et sédiments de cette langue, ne traîne
avec lui des réminiscences du passé, des fragments de la mémoire collective et
l’un ou l’autre scintillement de culture ancienne. Toutes choses dont les
nuances échapperaient à notre perception sans le concours essentiel de la
traduction. Car si une œuvre littéraire est en soi une traduction de ce qu’elle
entend représenter, elle ne peut offrir d’accès aux lecteurs d’une autre langue
sans le concours de sa propre traduction. C’est l’une de ces évidences dont
Paulhan disait qu’il est dans leur nature de passer inaperçues : sans la
traduction, sans les traducteurs qui sont à leur manière des écrivains, la
littérature resterait tribale.
Voilà peut-être à quoi d’abord elle sert, la littérature. Par l’intelligence et
la force de ses représentations, par leur multiplicité, et avec le concours de
ses traductions, elle sert à nous éclairer sur le monde en ses multiples états,
à nous en révéler les hideurs et les splendeurs, les astres et les désastres, à
nous faire comprendre sa logique et ses contradictions, à nous faire sentir sa
cruauté et sa tendresse. Elle sert, la littérature, à nous permettre de nommer
le monde en sa diversité, et elle nous autorise même par la lecture, qui est
elle-même une traduction, à l’enrichir de nos propres percepts avant de la transmettre
à nos successeurs.
À quoi sert la littérature ?
En me posant cette question grosse comme le Ritz, Monsieur le Recteur, vous
m’avez mis dans l’embarras. Mais aussi dans le plaisir. La littérature est mon
jardin et son indicible nature une source d’émerveillements autour de laquelle
je retrouve ceux que j’aime. Et, parmi eux, ces écrivains auxquels vous allez
remettre les insignes de Docteur honoris causa.
© Hubert Nyssen
Ont reçus les insignes Docteur honoris causa les auteurs : Nancy Huston, Paul Auster , Alfredo Manguel, Bahiyyih Nakhjavani, Antonio Tabucchi - Université de Liège - Rentrée Académique