Philippe Jaccottet (Une sorte de balance)
J'ai toujours eu dans l'esprit, sans bien m'en rendre compte,
une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur
l'autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup
plus lourd, le second, presque rien que d'impondérable. Mais il m'arrivait de
croire que l'impondérable pût l'emporter, par moments. Je vois à présent que
la plupart des pages que j'ai écrites sont sous le signe de cette pesée, de
cette oscillation. Il est probable que l'âge rend plus méfiant à l'égard de
l'invisible; parce qu'on commence à voir le travail de la mort de plus près,
autour de soi, et en soi. Et l'autre travail, s'il existe vraiment, d'abord il
a toujours été sans preuves décisives, et surtout, on commence à se demander
comment il pourrait échapper à la dégradation et à la ruine, l'esprit lui-même
finissant tôt ou tard par s'affaiblir. C'est cette pensée qu'il faut essayer de
soutenir pendant qu'on le peut encore.
À travers l'heureux brouillard des amandiers, il n'est plus
tout à fait sûr que ce soit la lumière que je vois s'épanouir, mais un vieux
visage angoissé qu'il m'arrive de surprendre sous le mien, dans le miroir, avec
étonnement. Derrière les arbres, dans ce gris confus, profitant des failles qui
se creusent dans un paysage imprécis et brouillé, c'est peu à peu plein
d'ombres qui cherchent leur chemin, quand elles en ont encore la force, le
désir. Même à cette distance, cela fait peur; mais parler d'ombres, c'est
encore voiler, amadouer l'horreur réelle, ce qui ferait tache dans les mots si
on était contraint de s'approcher. (Et on y sera bien contraint un jour.)
Ce ne sont pas les ombres qui peuvent déchirer la page
paisiblement, quelquefois joyeusement écrite, déchirer notre vie; ce ne sont
pas de vagues rêves angoissés qui vous font fermer les yeux, vous détourner,
reculer. Ce n'est pas non plus la détresse humaine entre guillemets. C'est
quand le singulier, le proche, le connu (que je ne nomme ainsi que par une
pudeur peut-être déplacée) s'altère, c'est quand quelqu'un est déchiré ou
détruit à côté de vous, devant vous. On ne peut exprimer cela que de manière
absurde, grandiloquente : c'est comme si un corps réel, ignoblement maltraité
par les années, rien que par les années (pas besoin d'aller chercher des
tortionnaires), déchirait la page où sans peine, sans risque, les mots
voudraient continuer à s'écrire; tout à coup, comme sous le bâton dans la
fourmilière, ils se troublent, ils se débandent - et il n'est pas sûr qu'ils
recommencent ailleurs leur travail peut-être vain. Qu'ils disent légèreté ou
qu'ils disent douleur, les mots ne sont jamais que des mots. Faciles. À de
certains moments, devant certaines réalités, ils m'irritent, ou ils me font horreur;
et moi à travers eux, qui continue à m'en servir : cette façon d'être assis à
une table, le dos tourné aux autres et au monde, et de n'être plus capable, à
la fin, que de cela...
Néanmoins, même si les mots n'empêchent pas la mort qui me
désarçonne et qui m'interdirait dès maintenant de vivre si j'acceptais sa
fascination, j'ai le sentiment confus qu'il faut dépasser cette opposition
entre mots et choses, surmonter cette mauvaise conscience et ce dégoût. Faute
de quoi, d'ailleurs, je lâcherais la plume une bonne fois. Si, tant bien que
mal, ici, elle poursuit son travail, c'est conduite, plus que par ma main, par
cette intuition d'un sens, ce très faible reste d'espoir. Par exemple, je ne
puis m'empêcher d'éprouver que certains mots, dans des circonstances données,
semblent plus « vrais » que d'autres, que je ne peux absolument pas en user
indifféremment; je m'entête à les chercher, bien que je sois incapable de
m'expliquer comment il se fait qu'un tel choix soit possible, et paraisse
légitime.
(Il se passe même, à cet égard, une chose curieuse: comme si,
chaque fois que j'envisage de réfléchir enfin sérieusement à ce problème et
d'entreprendre, ambitieusement, de le résoudre au moins en partie, une sorte de
paralysie s'emparait de mon esprit. Simple paresse, peut-être; ou crainte
d'avoir à mesurer l'étendue de mon incapacité. Mais je n'exclus pas la
possibilité, plus flatteuse, qu'il s'agisse là d'un instinct à la fois de mes
limites et des voies qui me restent réellement ouvertes; le conseil d'un démon
familier me soufflant: « Toute réflexion continue et systématique sur ce sujet
ne ferait que t'épuiser en vain - et même t'éloigner de toute solution. Fie-toi
plutôt aux bonds capricieux de l'intuition, aux méandres de la rêverie, accepte
le désordre de tes mouvements, même leur incohérence : qui laisse du jeu, qui
laisse à l'air, à la respiration, sa chance. »)
C'est ainsi que sur le rôle des mots, à défaut de pensées,
des images me viennent; je vois des navettes courant sur le métier du
tisserand, des barques sur des canaux, des remorqueurs, des péniches comme on
en découvre à certains noeuds du trafic, dans le miroitement des Pays-Bas. Un
instant, les mots m'apparaissent pareils, allant et venant, circulant dans
l'espace invisible de l'esprit, tissant un réseau utile, inlassablement, depuis
toujours, ou aussi bien une sorte de vêtement. Ils aideraient la vie, ils nous
réchaufferaient, nous abriteraient. (Et comme, même autour des navires de
commerce, il y a l'espace du monde - eau et ciel -, le risque, l'incertitude,
ainsi, autour des simples paroles d'échange, il pourrait subsister un infini.)
D'autres fois, je revois ces chevaliers combattants dans les
hautes herbes, en bordure d'un canal, le panache secoué par le vent, l'ongle
grattant le sol, tournoyant sur place, bondissant sur un rival ou se
prosternant, tels des esclaves nubiens; masqués et costumés splendidement, pour
que se perpétue la vie de leur espèce. Poètes, ne faisons-nous pareillement que
dresser des roues de plumes? Pour la seule survie de l'esprit, ou rien que pour
une gloire inutile? Il n'en reste pas moins que sont étranges ces parades, ces
rites, ces combats : pour accoupler des machines dont la conjonction devrait en
produire d'autres semblables, un ingénieur ferait moins de détours. Alors, une
fois de plus, qu'est-ce que la beauté? Qu'est-ce que l'inutile? Et la manie
poétique persistant à travers tout? À quoi mènent ces détours?
In, « A travers un verger "
Jan Vermeer, "La femme à la balance" :
Une femme tient une petite balance au-dessus d'une table où sont posés des
bijoux, la lumière tombe d'une haute fenêtre et divise la toile en diagonale.
Cette scène de genre représente la vie quotidienne d'une femme hollandaise mais
aussi, une allégorie.
En effet, le buste de la femme s'insère au centre d'une peinture accrochée
au mur dont le sujet est le Jugement dernier.
La relation du pesage des âmes avec la petite balance en équilibre est
suggestive.
On a longtemps cru que cette femme à la balance était une peseuse d'or ou de
perles. Or, cette balance est vide.
Cet effet , voulu par le peintre, pourrait avoir aussi cette signification : la
vanité.