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Voyage dans les mots
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6 octobre 2007

Philippe Jaccottet (Une sorte de balance)

balance___Vermeer



J'ai toujours eu dans l'esprit, sans bien m'en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l'autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beau­coup plus lourd, le second, presque rien que d'im­pondérable. Mais il m'arrivait de croire que l'im­pondérable pût l'emporter, par moments. Je vois à présent que la plupart des pages que j'ai écrites sont sous le signe de cette pesée, de cette oscillation. Il est probable que l'âge rend plus méfiant à l'égard de l'invisible; parce qu'on commence à voir le travail de la mort de plus près, autour de soi, et en soi. Et l'autre travail, s'il existe vraiment, d'abord il a tou­jours été sans preuves décisives, et surtout, on commence à se demander comment il pourrait échapper à la dégradation et à la ruine, l'esprit lui-­même finissant tôt ou tard par s'affaiblir. C'est cette pensée qu'il faut essayer de soutenir pendant qu'on le peut encore.

À travers l'heureux brouillard des amandiers, il n'est plus tout à fait sûr que ce soit la lumière que je vois s'épanouir, mais un vieux visage angoissé qu'il m'arrive de surprendre sous le mien, dans le miroir, avec étonnement. Derrière les arbres, dans ce gris confus, profitant des failles qui se creusent dans un paysage imprécis et brouillé, c'est peu à peu plein d'ombres qui cherchent leur chemin, quand elles en ont encore la force, le désir. Même à cette distance, cela fait peur; mais parler d'ombres, c'est encore voiler, amadouer l'horreur réelle, ce qui ferait tache dans les mots si on était contraint de s'ap­procher. (Et on y sera bien contraint un jour.)

Ce ne sont pas les ombres qui peuvent déchirer la page paisiblement, quelquefois joyeusement écrite, déchirer notre vie; ce ne sont pas de vagues rêves angoissés qui vous font fermer les yeux, vous détourner, reculer. Ce n'est pas non plus la détresse humaine entre guillemets. C'est quand le singulier, le proche, le connu (que je ne nomme ainsi que par une pudeur peut-être déplacée) s'altère, c'est quand quelqu'un est déchiré ou détruit à côté de vous, devant vous. On ne peut exprimer cela que de manière absurde, grandiloquente : c'est comme si un corps réel, ignoblement maltraité par les années, rien que par les années (pas besoin d'aller chercher des tortionnaires), déchirait la page où sans peine, sans risque, les mots voudraient conti­nuer à s'écrire; tout à coup, comme sous le bâton dans la fourmilière, ils se troublent, ils se débandent - et il n'est pas sûr qu'ils recommencent ailleurs leur travail peut-être vain. Qu'ils disent légèreté ou qu'ils disent douleur, les mots ne sont jamais que des mots. Faciles. À de certains moments, devant certaines réalités, ils m'irritent, ou ils me font hor­reur; et moi à travers eux, qui continue à m'en servir : cette façon d'être assis à une table, le dos tourné aux autres et au monde, et de n'être plus capable, à la fin, que de cela...

Néanmoins, même si les mots n'empêchent pas la mort qui me désarçonne et qui m'interdirait dès maintenant de vivre si j'acceptais sa fascination, j'ai le sentiment confus qu'il faut dépasser cette oppo­sition entre mots et choses, surmonter cette mau­vaise conscience et ce dégoût. Faute de quoi, d'ail­leurs, je lâcherais la plume une bonne fois. Si, tant bien que mal, ici, elle poursuit son travail, c'est conduite, plus que par ma main, par cette intuition d'un sens, ce très faible reste d'espoir. Par exemple, je ne puis m'empêcher d'éprouver que certains mots, dans des circonstances données, semblent plus « vrais » que d'autres, que je ne peux absolument pas en user indifféremment; je m'entête à les cher­cher, bien que je sois incapable de m'expliquer comment il se fait qu'un tel choix soit possible, et paraisse légitime.

(Il se passe même, à cet égard, une chose curieuse: comme si, chaque fois que j'envisage de réfléchir enfin sérieusement à ce problème et d'entreprendre, ambitieusement, de le résoudre au moins en partie, une sorte de paralysie s'emparait de mon esprit. Simple paresse, peut-être; ou crainte d'avoir à mesu­rer l'étendue de mon incapacité. Mais je n'exclus pas la possibilité, plus flatteuse, qu'il s'agisse là d'un instinct à la fois de mes limites et des voies qui me restent réellement ouvertes; le conseil d'un démon familier me soufflant: « Toute réflexion continue et systématique sur ce sujet ne ferait que t'épuiser en vain - et même t'éloigner de toute solution. Fie-toi plutôt aux bonds capricieux de l'intuition, aux méandres de la rêverie, accepte le désordre de tes mouvements, même leur incohérence : qui laisse du jeu, qui laisse à l'air, à la respiration, sa chance. »)

C'est ainsi que sur le rôle des mots, à défaut de pensées, des images me viennent; je vois des navettes courant sur le métier du tisserand, des barques sur des canaux, des remorqueurs, des péniches comme on en découvre à certains noeuds du trafic, dans le miroitement des Pays-Bas. Un instant, les mots m'apparaissent pareils, allant et venant, circulant dans l'espace invisible de l'esprit, tissant un réseau utile, inlassablement, depuis toujours, ou aussi bien une sorte de vêtement. Ils aideraient la vie, ils nous réchaufferaient, nous abriteraient. (Et comme, même autour des navires de commerce, il y a l'espace du monde - eau et ciel -, le risque, l'incertitude, ainsi, autour des simples paroles d'échange, il pourrait subsister un infini.)

D'autres fois, je revois ces chevaliers combattants dans les hautes herbes, en bordure d'un canal, le panache secoué par le vent, l'ongle grattant le sol, tournoyant sur place, bondissant sur un rival ou se prosternant, tels des esclaves nubiens; masqués et costumés splendidement, pour que se perpétue la vie de leur espèce. Poètes, ne faisons-nous pareillement que dresser des roues de plumes? Pour la seule survie de l'esprit, ou rien que pour une gloire inutile? Il n'en reste pas moins que sont étranges ces parades, ces rites, ces combats : pour accoupler des machines dont la conjonction devrait en produire d'autres sem­blables, un ingénieur ferait moins de détours. Alors, une fois de plus, qu'est-ce que la beauté? Qu'est-ce que l'inutile? Et la manie poétique persistant à tra­vers tout? À quoi mènent ces détours?

In, « A travers un verger "

Jan Vermeer, "La femme à la balance" :
Une femme tient une petite balance au-dessus d'une table où sont posés des bijoux, la lumière tombe d'une haute fenêtre et divise la toile en diagonale. Cette scène de genre représente la vie quotidienne d'une femme hollandaise mais aussi, une allégorie.
En effet, le buste de la femme s'insère au centre d'une peinture accrochée au mur dont le sujet est le Jugement dernier.
La relation du pesage des âmes avec la petite balance en équilibre est suggestive.
On a longtemps cru que cette femme à la balance était une peseuse d'or ou de perles. Or, cette balance est vide.
Cet effet , voulu par le peintre, pourrait avoir aussi cette signification : la vanité.

 

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