Pascal Quignard (Mélancolie romaine)
La nuit est un monde.
Quelque chose qui appartenait au bonheur se perd dans l'étreinte. Il y a dans
le plus complet amour, dans le bonheur lui-même, un désir que tout bascule
subitement dans la mort. Ce qui vient déborder de violence dans la jouissance
est surpassé par une tristesse qui n'est pas psychologique. Par une langueur
qui effraie. Il y a des larmes absolues qui se mêlent. Dans la volupté, il y a
quelque chose qui succombe.
C'est un attendrissement pour l'autre qui angoisse le coeur.
C'est une sensation de l'instant qui ne nous est pas possible. C'est une jalousie
d'on ne sait quoi dans le passé et qu'on ne saura pas faire revenir. La
détumescence pleine de joie s'adjoignant la sensation de l'irrenouvelable
confine au désir de pleurer. On conçoit que bien des bêtes meurent au moment où
elles fraient ou s'accouplent. Quelque chose est fini. Quand on aime le plus
intensément, quelque chose est fini.
Un fond de calme terrible émerge au coeur de la turbulence.
Il est possible qu'à chaque fois on meurt dans le plaisir. Il y a là une union
si unifiante qu'elle n'est pas consentie. Septimius Florens Tertullianus a
écrit dans son De anima. « Dans la chaleur de l'extrême gratification au
cours de laquelle l'humeur de la génération est émise, ne sentons-nous point
que quelque chose de notre âme nous a quittés? N'éprouvons-nous pas une
prostration en même temps que notre vue se fait moins aiguë? C'est donc que
l'âme produit la semence. On peut dire que le corps de l'enfant qui en résulte
est un égouttement de l'âme de son procréateur ». La voluptas, dit clairement
Tertullien, est une prostratio du regard parce qu'elle provoque un «
affaiblissement de la vue ». C'est le « flash » du plaisir lui-même qui efface
le plaisir en l'éblouissant. En plus de la scène originaire, il n'est pas de
plaisir qui ne se consume dans l'invisible. L'instant du plaisir arrache la
scène qui a lieu à la visibilité. Le fascinus est le stupéfiant des
stupéfiants. Il aveugle.
De là le stupor qu'il entraîne sur les visages qui
désirent.
In, « Le sexe et l’effroi »
Fresque provenant d’Herculanum
Musée archéologique Naples