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Voyage dans les mots
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25 septembre 2007

Michel Serres (Silence)

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... Le silence revient comme une pudeur. Lentement. Les immortels hésitent à descendre en un lieu aussi facile­ment sali. Les dieux passent, légers, ténus, voisins de l'inexistence, esprits volatils, la moindre ride dans l'air les chasse. Ils ont fui depuis longtemps notre monde tonitruant.

Le collectif ne croit qu'en son bruit. Habitant ce bateau et voyageant sans le quitter, il croit que le donné du monde commence à la coque de langage, à la rigueur au tremblement de l'eau, alentour. Que le donné du monde se produit dans le gueuloir. Immobile, au soleil, sur le gradin, plongé dans la transparence jaune et bleu, j'apprends lentement que le donné survient comme la grâce. Esprit volatil, légèreté glissante dans l'air limpide. Les dieux se rencontrent soudain au coin du bois, il faut les y attendre, comme un petit gibier timide et peureux, avec une patience longue : j'ai cru souvent devenir sta­tue, d'immobilité fixe et d'attente. J'écoute. Le donné vient doucement à mes côtés. J'écoute. L'oreille s'agran­dit aux dimensions de l'amphithéâtre, pavillon de marbre. Ouïe couchée sur la terre, dans un axe vertical, qui tente d'entendre l'harmonie du monde. Elle attend les oiseaux venant du vent.

L'amphithéâtre ne dit pas un espace où l'on parle, mais un lieu où plusieurs voient. Une parole sacrée fait taire l'assemblée; pas toujours une parole, un geste silencieux peut suffire à la rendre tacite, un mime, une sorte de rite, et le silence descend dans l'ouïe collective pendant que se fixe le faisceau des regards. Paix des organes fascinés : guérison. La musique peut suffire, l'orchestre, au creux de l'ouïe, prend la forme d'écoute et d'attente, l'assemblée se guérit en écoutant son propre accord, elle l'observe en silence dans l'immense oreille de marbre, elle entend son contrat social.
L'acteur, tribun, professeur, écoute avec passion l'in­tense silence, en explore le volume, en apprécie la qua­lité, en évalue la grandeur. La grandeur de sa parole et sa musicalité se produisent dans et par ce calme de cathé­drale.

Il faut commencer. Un petit élément, signe, geste, atti­tude, suffit, détonateur de la paix. Qui parle au centre chante cette tranquillité. Il la décrit, mais la produit. Certes, il la fait, mais il la reçoit. Cela fait cercle, comme le font bouche et oreille pour le corps individuel, et ce retour cyclique construit le théâtre même, sa forme et son bâti. L'éloquence n'est produite que par le silence et elle le parfait, la parole a la qualité du calme, la grandeur de son volume, le calme a la qualité de l'éloquence, et le contrat social reconnaît le silence par le silence à travers ce dit. L'assemblée s'entend et se reconnaît à travers une parole émanée de son propre silence. Le dit peut s'annu­ler entre les deux grands blocs lourds de calme et de paix, sa cause et sa conséquence; que le dit se taise, alors les dieux descendent.
La parole catalyse, ensemence l'accord silencieux, d'où l'on peut la retirer.
Mais le collectif, vite, enfouit son harmonie. dans le concassage chaotique du bruit, ses applaudissements. Entre les paumes des mains, les dieux sont broyés en morceaux menus.

Le cercle théâtral du geste, du dit, du silence, rare, se ferme à l'occasion des solennités. Le groupe est moins encerclé dans ce rituel qu'emprisonné à l'ordinaire dans sa noise et ses criailleries. Vociférations qui font s'enfuir les hirondelles. Ce rossignol chante pour limiter sa niche et tenir le terrain, de même, par nos techniques tonnantes, nous occupons et vidons l'univers. La terre est engloutie dans le bruit, comme sous la mer, jadis, la cathédrale.

Pour que vienne à soi la timidité du donné, enfui, la patience et l'attente ne suffisent pas, il faudrait une dis­tance. Peut-on mesurer l'éloignement du collectif à par­tir duquel il existe des observables? Peut-on briser le cercle du théâtre, ouvrir une porte sur la coque du vais­seau, fuir l'emprise du sillage, si l'univers entier retentit de notre fureur? L'enfermement dans le groupe condamne au langage seul, puisque même le silence social le produit. L'enfermement dans le langage interdit de voir que son bruit offusque et trouble les choses du monde et les fait s'envoler.
Le monde, lourd, mais léger, fait peur, mais s'effa­rouche; il s'impose, mais détale, ombrageux; nécessaire, mais fragile.

Les ermites ont connu cette distance au-delà de laquelle une écoute du donné fugitif devient possible. Les anachorètes, les savants retirés l'ont cherchée. Pas seulement ceux qui aiment Dieu ou la vérité, mais les simples attentifs: les chasseurs aussi observent le silence pour laisser venir à eux les observables.
Se baigner de silence équivaut à guérir; la solitude dégage le silence de l'empire du langage. Si le monde se remplit de bruit, qui, bientôt, cherchera? La langue a produit la science, la science a rendu possibles mille techniques, celles-ci font assez de bruit pour qu'on puisse enfin dire que le monde clame de langue. Le lan­gage a fait assez pour avoir enfin raison. Je cherche un gîte hors de cette raison : pendant le solstice d'hiver, à Epidaure, hors saison.

Le donné ne se donne qu'au-delà de ce premier seuil : il faut vivre seul. Si vous vous réunissez au nom de la recherche, toute recherche fuira. Dans votre assemblée, le verbe descendra, mais l'attention s'envolera. La vraie tour d'ivoire n'entoure pas le solitaire, elle enferme la réunion. Le groupe se clôt dans un mur compact de langue. Nul ne peut faire attention à autre chose qu'à des mots. Jamais je n'ai touché cet ivoire des mains quand je cherchais, seul; je le vois, le touche et l'entends, il m'étouffe quand le collectif m'environne; ce mur dur, lisse, infranchissable est bâti de sa langue. Les groupes se ferment comme des prisons derrière leur langage de bois, de vent, d'ivoire.
Seul, dehors, baigné d'air jaune et bleu, silencieux, je donne sa chance au donné que le bruit collectif expulse, aux sens que le langage anesthésie. Le groupe s'adonne à ses clameurs, se complaît dans ses acclamations, ne per­çoit que peu de chose à l'extérieur, on dirait un corps malade sonnant de la rumeur de ses organes. S'il faisait silence, un jour, quelle santé recouvrerait-il? Le silence sain des organes vaut-il seulement pour un corps indivi­duel? Venu à Epidaure pour une cure, en groupe, je n'aurais pu guérir. Dans son bateau bruissant de communication, le collectif s'enivre plus qu'il ne tombe malade, soûl de langue, drogué de bruit, en manque d'es­thétique, anesthésié. Chacun, soir et matin, fait, refait les mêmes circuits des mêmes relations avec les mêmes personnes sur les mêmes canaux avec les mêmes mots, il ne peut pas ne pas le faire, comme s'il avait à recon­struire un pan de mur effondré sans cesse, à retisser une tapisserie qui se serait défaite dans la nuit. Halluciné, anesthésié aux choses. Je ne vis pas autrement que cet homme drogué. Adonné au langage: celui-ci anesthésie les cinq sens, tous les groupes où je vis en ont besoin ou vivent de lui. Voici la guérison que je demande au dieu Esculape, en ce matin d'hiver : silence des organes, certes, accordé au silence extérieur, mais surtout le silence en moi de la langue. Ma première cure, sans doute dure, de désintoxication. Qui construit une esthé­tique prie pour que ses anesthésies fuient.
Seul dans l'immense amphithéâtre, sous l'intense soleil bleu, je veux me purifier à l'inverse de mes ancêtres : m'affranchir de mes parasites dans les ruines de la tragédie.

Condition nécessaire, mais non pas suffisante, que de s'asseoir seul, sous le soleil d'hiver, quelques heures attentif, à distance d'assemblée, sur un gradin de marbre, en silence, à Epidaure. La condition suffisante pour que le monde se donne au corps guéri, pour que le donné, gracieux, vienne s'asseoir auprès de lui, pour qu'émergent des observables doit exiger beaucoup plus, sans doute. Le donné peut se donner au-delà du premier seuil, solitude et silence, il ne se donne assurément qu'au-delà d'un second seuil: puis-je en mesurer la dis­tance et en marquer la place? Peut-on sortir de sa langue?

Le dieu que j'attends est inattendu; s'il vient, le recon­naîtrai-je? Je n'entends d'Esculape guérisseur qu'un nom ou une figure, que désignations et descriptions, je le connais trop déjà, il ne me guérira pas.

In, "Les cinq sens"
Photo, "Le théâtre d'Epidaure"

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