Michel Serres (Silence)
... Le silence revient comme une pudeur. Lentement. Les
immortels hésitent à descendre en un lieu aussi facilement sali. Les dieux
passent, légers, ténus, voisins de l'inexistence, esprits volatils, la moindre
ride dans l'air les chasse. Ils ont fui depuis longtemps notre monde
tonitruant.
Le collectif ne croit qu'en son bruit. Habitant ce bateau et
voyageant sans le quitter, il croit que le donné du monde commence à la coque
de langage, à la rigueur au tremblement de l'eau, alentour. Que le donné du
monde se produit dans le gueuloir. Immobile, au soleil, sur le gradin, plongé
dans la transparence jaune et bleu, j'apprends lentement que le donné survient
comme la grâce. Esprit volatil, légèreté glissante dans l'air limpide. Les
dieux se rencontrent soudain au coin du bois, il faut les y attendre, comme un
petit gibier timide et peureux, avec une patience longue : j'ai cru souvent
devenir statue, d'immobilité fixe et d'attente. J'écoute. Le donné vient
doucement à mes côtés. J'écoute. L'oreille s'agrandit aux dimensions de
l'amphithéâtre, pavillon de marbre. Ouïe couchée sur la terre, dans un axe
vertical, qui tente d'entendre l'harmonie du monde. Elle attend les oiseaux
venant du vent.
L'acteur, tribun, professeur, écoute avec passion l'intense
silence, en explore le volume, en apprécie la qualité, en évalue la grandeur.
La grandeur de sa parole et sa musicalité se produisent dans et par ce calme de
cathédrale.
Il faut commencer. Un petit élément, signe, geste, attitude,
suffit, détonateur de la paix. Qui parle au centre chante cette tranquillité.
Il la décrit, mais la produit. Certes, il la fait, mais il la reçoit. Cela fait
cercle, comme le font bouche et oreille pour le corps individuel, et ce retour
cyclique construit le théâtre même, sa forme et son bâti. L'éloquence n'est
produite que par le silence et elle le parfait, la parole a la qualité du
calme, la grandeur de son volume, le calme a la qualité de l'éloquence, et le
contrat social reconnaît le silence par le silence à travers ce dit.
L'assemblée s'entend et se reconnaît à travers une parole émanée de son propre
silence. Le dit peut s'annuler entre les deux grands blocs lourds de calme et
de paix, sa cause et sa conséquence; que le dit se taise, alors les dieux
descendent.
La parole catalyse, ensemence l'accord silencieux, d'où l'on
peut la retirer.
Mais le collectif, vite, enfouit son harmonie. dans le
concassage chaotique du bruit, ses applaudissements. Entre les paumes des
mains, les dieux sont broyés en morceaux menus.
Le monde, lourd, mais léger, fait peur, mais s'effarouche;
il s'impose, mais détale, ombrageux; nécessaire, mais fragile.
Se baigner de silence équivaut à guérir; la solitude dégage
le silence de l'empire du langage. Si le monde se remplit de bruit, qui,
bientôt, cherchera? La langue a produit la science, la science a rendu
possibles mille techniques, celles-ci font assez de bruit pour qu'on puisse
enfin dire que le monde clame de langue. Le langage a fait assez pour avoir
enfin raison. Je cherche un gîte hors de cette raison : pendant le solstice
d'hiver, à Epidaure, hors saison.
Seul, dehors, baigné d'air jaune et bleu, silencieux, je
donne sa chance au donné que le bruit collectif expulse, aux sens que le
langage anesthésie. Le groupe s'adonne à ses clameurs, se complaît dans ses
acclamations, ne perçoit que peu de chose à l'extérieur, on dirait un corps
malade sonnant de la rumeur de ses organes. S'il faisait silence, un jour,
quelle santé recouvrerait-il? Le silence sain des organes vaut-il seulement
pour un corps individuel? Venu à Epidaure pour une cure, en groupe, je
n'aurais pu guérir. Dans son bateau bruissant de communication, le collectif
s'enivre plus qu'il ne tombe malade, soûl de langue, drogué de bruit, en manque
d'esthétique, anesthésié. Chacun, soir et matin, fait, refait les mêmes
circuits des mêmes relations avec les mêmes personnes sur les mêmes canaux avec
les mêmes mots, il ne peut pas ne pas le faire, comme s'il avait à reconstruire
un pan de mur effondré sans cesse, à retisser une tapisserie qui se serait
défaite dans la nuit. Halluciné, anesthésié aux choses. Je ne vis pas autrement
que cet homme drogué. Adonné au langage: celui-ci anesthésie les cinq sens,
tous les groupes où je vis en ont besoin ou vivent de lui. Voici la guérison
que je demande au dieu Esculape, en ce matin d'hiver : silence des organes,
certes, accordé au silence extérieur, mais surtout le silence en moi de la
langue. Ma première cure, sans doute dure, de désintoxication. Qui construit
une esthétique prie pour que ses anesthésies fuient.
Seul dans l'immense amphithéâtre, sous l'intense soleil bleu,
je veux me purifier à l'inverse de mes ancêtres : m'affranchir de mes parasites
dans les ruines de la tragédie.
Le dieu que j'attends est inattendu; s'il vient, le reconnaîtrai-je?
Je n'entends d'Esculape guérisseur qu'un nom ou une figure, que désignations et
descriptions, je le connais trop déjà, il ne me guérira pas.
In, "Les cinq sens"
Photo, "Le théâtre d'Epidaure"