Michel Serres (Guerre)
Non, la guerre n'est pas la mère de toutes choses. La bataille ne
produit rien, sauf de nouvelles batailles, d'où sa fécondité nulle. Oui, la
dialectique se fourvoie. Non pas erronée globalement, avec, de temps en temps,
quelques réussites par exception ou contre-exemple, mais toujours fausse
invariablement, mathématiquement fausse. Je demande qu'on montre une seule
chose produite dans et par un conflit, une seule et me voici converti; qu'on
indique une invention induite par la polémique. Je donne mon bien et mon temps
à quiconque en fera voir une seule réussite. Comme la bataille ne produit que
la bataille, la dialectique se réduit au principe d'identité, à la répétition,
à l'information nulle.
La dialectique a immensément réussi. Comment se peut-il qu'une erreur
aussi grossière ait envahi non seulement la réflexion philosophique, mais
l'éducation aussi? Qui parmi le public met aujourd'hui en doute cette idée
reçue de la bonté de la bataille, qui parmi les annonceurs publicitaires ignore
que le mot lutte fascine? La jeune génération a sucé avec le lait l'idée de la
chamaille et parvient à l'âge d'homme prête à tout détruire par la croyance en
la beauté des guerres qu'elle n'a pas vécues. Et quand elle aura passé cet âge
et ces malheurs, elle se retrouvera vieille, comme la génération qui me
précède, pleurant le gâchis de vies perdues. Elle aura trop attendu pour savoir
l'erreur de la dialectique.
Rien ne se construit, ne se fait, ne s'invente, sinon dans la paix
relative, dans une petite poche de paix locale rare maintenue au milieu de la
dévastation universelle produite par la guerre perpétuelle. La dialectique ne
doit son succès qu'à l'amour passionné des hominiens pour la chamaille. Ils se
réjouissent du meurtre et de la destruction, en parlent éperdument, se ruent à
ces seuls spectacles. La plupart ne savent construire ni inventer ni produire
une chose ou une idée. Veulent gagner, veulent se battre. A choisir entre
Je les appelle hominiens tant cette conduite ressemble à celle des
primates engoncés dans
Cela lui arrive, s'il a survécu aux luttes, grand vieillard à qui
vient la sagesse, écoutez-le, bavant ses larmes, l'ancien combattant, avalant
difficilement sa vie perdue, pleurant son ancien acharnement de gorille à peau
épaisse.
Le combat, politique ou savant, de langage et de corps, à mains nues
ou armé, individuel, collectif, et donc la hiérarchie, la puissance et la
gloire comptent parmi les drogues les plus dures dont la dialectique dit la
chimie ou la pharmacie. Ces drogues donnent aux hommes une peau énorme, comme
fait l'alcool. Squameuse, sclérosée, rigide, insensible. Blasée.
Evitez les luttes qui passent pour travaux, évitez
les oeuvres batailles, évitez les drogues, sauvez votre peau. Faites-la fine,
en attente des choses et des autres, pour la naissance de l'oeuvre et de
l'homme.
In, « Les cinq sens »
Tableau Jacques-Louis David, "Le serment des Horaces"