J.-B. Pontalis
Cet inconnu nommé Arrive
Que garde la mémoire dans son sac? Qu'est-ce qui la détermine à prélever dans
l'immense territoire de notre passé ces quelques images, ces quelques scènes
qui nous tiennent lieu de souvenirs ? Parmi ces souvenirs, toujours plus ou
moins remaniés, voire inventés, nous en privilégions quelques-uns. Rares et
d'autant plus précieux, ceux qui sont attachés à nos premières années; guère
nombreux ceux qui appartiennent à nos années ultérieures. Comme nous les
chérissons alors, comme nous les entretenons, qu'ils évoquent des moments de
bonheur ou de souffrance, de triomphe ou de honte! Ils nous tiennent compagnie
et nous ne voulons pas qu'ils nous quittent. Nous leur rendons visite de temps
à autre, quitte à les ressasser; ce que nous préférons c'est qu'ils surgissent
à l'improviste, preuve qu'eux du moins ne nous oublient pas.
De l'un d'eux - souvenir ou fantasme ? la différence n'est jamais aisée à
établir - je peine encore à déployer le sens, à reconnaître la portée. J'en ai
déjà fait état ailleurs, dans mon premier livre heureusement pilonné. Si j'ai
envie d'y revenir, c'est pour tenter de comprendre ce qui m'apparaît aujourd'hui
comme une incroyable méprise.
La méprise est la suivante. J'ai été inscrit pendant toute la durée des petites
classes - de la onzième jusqu'à la septième - dans un cours privé. Une fois par
semaine, les élèves étaient soumis à un véritable examen ou plutôt passaient un
concours, une compétition permanente faisant la renommée du cours en question.
Notre institutrice, tout au long de ces cinq années, annonçait ainsi le
classement : « Arrive premier », que j'entendais au singulier; suivaient deux
noms dont je me souviens encore : Jean-Pierre Krim et Jean-Loup Pelletier, en
précisant « ex aequo ». Après quoi se succédaient les autres noms, le mien
tardant à venir.
Qui pouvait bien être cet Arrive invisible et pour cause, cet Arrive inconnu
destiné à être toujours, toujours premier ?
Au cours de mes toutes premières années de lycée, prenant mon bain avant de
dîner, je proclamais parfois à voix haute, tant j'étais sûr de n'être entendu
par personne : « Premier, vingt sur vingt », suivi de mon propre nom. Enfin
Arrive avait un nom : le mien.
Un soir, ma mère m'entendit. Se moqua-t-elle de moi ? Fut-elle touchée par l'aveu
de cette mégalomanie enfantine ? Je n'en sais plus rien. Je me souviens
seulement de ses mots : « Sors vite de ton bain, le dîner est prêt. »
En me frottant avec une grande serviette-éponge, furieux d'avoir été ainsi
surpris, je jurai que décidément « Arrive premier » devait rester mon secret et
que jamais, jamais, je n'aurais dû le trahir.
J'ai
prononcé tout à l'heure le mot « fantasme » car il n'a jamais été question que
je le dévoile à quiconque. L'aurais-je fait que je me serais aussitôt aperçu
que ma croyance - qui n'était pas tout à fait une croyance - défiait toute
logique, j'en aurais ri autant que mes camarades.
Depuis
cette époque lointaine, je me suis demandé ce qui avait bien pu me faire
inventer l'existence de cet « Arrive premier », celui qui immanquablement,
suivant une loi irrécusable, occupe, quoi qu'il advienne, la place du prédécesseur
? S'agissait-il de mon frère aîné ? J'aurais beau faire, il aurait toujours
quatre ans de plus que moi. De mon père dont je n'étais qu'un rejeton ? De tous
ceux, innombrables, qui étaient venus au monde avant moi ?
Nous
venons toujours après. J'ai donné pour titre à l'un de mes livres Après Freud. Et j'ai, dans ma jeunesse, été
souvent attiré par les femmes mariées...
Troublante
aussi cette affaire d'ex aequo : les deux
noms, bien identifiés ceux-là, qui suivaient Arrive. Dans mon lycée, deux
élèves, de classe en classe, se partageaient le prix d'excellence; la faiblesse
de mes résultats en mathématiques et en sciences naturelles faisait que ce prix
toujours m'échappait. Même chose quand, plus tard, je passai l'agrégation :
suite à une défaillance lors d'une épreuve orale, je finis troisième précédé de
deux ex aequo. Je n'irai pas
jusqu'à dire que mon invention d'Arrive premier préfigurait un destin mais
peut-être a-t-elle marqué mon identité.
Combien
de fois quand je me plains d'être « débordé » ou quand je peine dans l'écriture
d'un livre me suis-je dit «Je n'y arriverai jamais » ! N'est-ce pas alors
Arrive qui se rappelle à moi et me susurre sur un ton d'évidence tranquille : « Tu
auras beau faire, mon petit, la place d'Arrive n'est pas pour toi. »
Arrive, l'inconnu. C'est aussi l'inconnu qui surgit dans ce temps
extraordinaire - car il vient inopinément faire irruption dans l'ordinaire de
nos jours - où l'on tombe amoureux : merveilleuse catastrophe ! C'est encore
lui qui parfois se présente au cours des séances d'analyse : soudain quelque
chose d'inconnu, aussi bien à l'un qu'à l'autre, quelque chose d'inattendu,
d'imprévisible et pourtant de déjà là mais innommé, entre en scène. Qu'est-ce
qu'Arrive ? Tout ce qui nous échappe.
Arrive n'a pas de nom à moins qu'il ne change de nom. Alors, comme il faut bien
le nommer, le désigner, je l'appelle Arrive.
Je pense à ma vieille mère, morte à quatre-vingt-seize ans. À quoi pouvait-elle
bien songer? Elle savait qu'il n'y aurait plus pour elle d'évènement. Si, un
seul et ultime : il ne pourrait plus rien lui arriver que la mort.
J'ai eu tort d'identifier tout à l'heure la mémoire à un sac qui nous servirait
à stocker nos souvenirs, un sac aux dimensions réduites. « Arrive premier »
n'est pas une image de mon passé que j'aurais préservée. Pas d'image ici, rien
qui puisse se transposer en un dessin, un tableau, une photographie, rien de
figurable. « Arrive premier » est une marque, un trait - peut-être un portrait
- qu'aucun pinceau, aucun crayon ne saurait saisir.
In, « Le Dormeur éveillé »
Photo Pascal Pierrain(zyeuter)