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Voyage dans les mots
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9 septembre 2007

J.-B. Pontalis

Arrive_premier___Pascal_PIERRAIN__zyeuter_



Cet inconnu nommé Arrive

Que garde la mémoire dans son sac? Qu'est-ce qui la déter­mine à prélever dans l'immense territoire de notre passé ces quelques images, ces quelques scènes qui nous tiennent lieu de souvenirs ? Parmi ces souvenirs, toujours plus ou moins remaniés, voire inventés, nous en privilégions quelques-uns. Rares et d'autant plus précieux, ceux qui sont attachés à nos premières années; guère nombreux ceux qui appartiennent à nos années ultérieures. Comme nous les chérissons alors, comme nous les entretenons, qu'ils évoquent des moments de bonheur ou de souffrance, de triomphe ou de honte! Ils nous tiennent compagnie et nous ne voulons pas qu'ils nous quittent. Nous leur rendons visite de temps à autre, quitte à les ressasser; ce que nous préférons c'est qu'ils surgissent à l'improviste, preuve qu'eux du moins ne nous oublient pas.
De l'un d'eux - souvenir ou fantasme ? la différence n'est jamais aisée à établir - je peine encore à déployer le sens, à reconnaître la portée. J'en ai déjà fait état ailleurs, dans mon premier livre heureusement pilonné. Si j'ai envie d'y revenir, c'est pour tenter de comprendre ce qui m'apparaît aujour­d'hui comme une incroyable méprise.

La méprise est la suivante. J'ai été inscrit pendant toute la durée des petites classes - de la onzième jusqu'à la septième - dans un cours privé. Une fois par semaine, les élèves étaient soumis à un véritable examen ou plutôt passaient un concours, une compétition permanente faisant la renommée du cours en question. Notre institutrice, tout au long de ces cinq années, annonçait ainsi le classement : « Arrive premier », que j'entendais au singulier; suivaient deux noms dont je me souviens encore : Jean-Pierre Krim et Jean-Loup Pelletier, en précisant « ex aequo ». Après quoi se succé­daient les autres noms, le mien tardant à venir.
Qui pouvait bien être cet Arrive invisible et pour cause, cet Arrive inconnu destiné à être toujours, toujours premier ?

Au cours de mes toutes premières années de lycée, prenant mon bain avant de dîner, je proclamais parfois à voix haute, tant j'étais sûr de n'être entendu par personne : « Premier, vingt sur vingt », suivi de mon propre nom. Enfin Arrive avait un nom : le mien.
Un soir, ma mère m'entendit. Se moqua-t-elle de moi ? Fut-elle touchée par l'aveu de cette mégalomanie enfantine ? Je n'en sais plus rien. Je me souviens seulement de ses mots : « Sors vite de ton bain, le dîner est prêt. »
En me frottant avec une grande serviette-éponge, furieux d'avoir été ainsi surpris, je jurai que décidément « Arrive premier » devait rester mon secret et que jamais, jamais, je n'aurais dû le trahir.

J'ai prononcé tout à l'heure le mot « fantasme » car il n'a jamais été question que je le dévoile à quiconque. L'aurais-­je fait que je me serais aussitôt aperçu que ma croyance - qui n'était pas tout à fait une croyance - défiait toute logique, j'en aurais ri autant que mes camarades.
Depuis cette époque lointaine, je me suis demandé ce qui avait bien pu me faire inventer l'existence de cet « Arrive premier », celui qui immanquablement, suivant une loi irré­cusable, occupe, quoi qu'il advienne, la place du prédéces­seur ? S'agissait-il de mon frère aîné ? J'aurais beau faire, il aurait toujours quatre ans de plus que moi. De mon père dont je n'étais qu'un rejeton ? De tous ceux, innombrables, qui étaient venus au monde avant moi ?
Nous venons toujours après. J'ai donné pour titre à l'un de mes livres Après Freud. Et j'ai, dans ma jeunesse, été souvent attiré par les femmes mariées...
Troublante aussi cette affaire d'ex aequo : les deux noms, bien identifiés ceux-là, qui suivaient Arrive. Dans mon lycée, deux élèves, de classe en classe, se partageaient le prix d'excellence; la faiblesse de mes résultats en mathématiques et en sciences naturelles faisait que ce prix toujours m'échappait. Même chose quand, plus tard, je passai l'agré­gation : suite à une défaillance lors d'une épreuve orale, je finis troisième précédé de deux ex aequo. Je n'irai pas jusqu'à dire que mon invention d'Arrive premier préfigurait un destin mais peut-être a-t-elle marqué mon identité.
Combien de fois quand je me plains d'être « débordé » ou quand je peine dans l'écriture d'un livre me suis-je dit «Je n'y arriverai jamais » ! N'est-ce pas alors Arrive qui se rappelle à moi et me susurre sur un ton d'évidence tran­quille : « Tu auras beau faire, mon petit, la place d'Arrive n'est pas pour toi. »

Arrive, l'inconnu. C'est aussi l'inconnu qui surgit dans ce temps extraordinaire - car il vient inopinément faire irrup­tion dans l'ordinaire de nos jours - où l'on tombe amou­reux : merveilleuse catastrophe ! C'est encore lui qui parfois se présente au cours des séances d'analyse : soudain quelque chose d'inconnu, aussi bien à l'un qu'à l'autre, quelque chose d'inattendu, d'imprévisible et pourtant de déjà là mais innommé, entre en scène. Qu'est-ce qu'Arrive ? Tout ce qui nous échappe.
Arrive n'a pas de nom à moins qu'il ne change de nom. Alors, comme il faut bien le nommer, le désigner, je l'ap­pelle Arrive.
Je pense à ma vieille mère, morte à quatre-vingt-seize ans. À quoi pouvait-elle bien songer? Elle savait qu'il n'y aurait plus pour elle d'évènement. Si, un seul et ultime : il ne pourrait plus rien lui arriver que la mort.

J'ai eu tort d'identifier tout à l'heure la mémoire à un sac qui nous servirait à stocker nos souvenirs, un sac aux dimensions réduites. « Arrive premier » n'est pas une image de mon passé que j'aurais préservée. Pas d'image ici, rien qui puisse se transposer en un dessin, un tableau, une photographie, rien de figurable. « Arrive premier » est une marque, un trait - peut-être un portrait - qu'aucun pinceau, aucun crayon ne saurait saisir.

In, « Le Dormeur éveillé »
Photo Pascal Pierrain(zyeuter)

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