René Daumal
Eveil et acte
"Tel homme
s’éveille, le matin, dans son lit. A peine levé, il est déjà de nouveau endormi
; en se livrant à tous les automatismes qui font que son corps peut s'habiller,
sortir, marcher, aller à son travail, s'agiter selon la règle quotidienne, manger, bavarder, lire un
journal – car c’est en général le corps seul qui se charge de tout cela –, ce
faisant il dort. Pour s’éveiller il faudrait qu’il pensât : toute cette
agitation est hors de moi. Il lui faudrait un acte de réflexion. Mais si cet
acte déclenche en lui de nouveaux
automatismes, ceux de la mémoire, du raisonnement , sa voix pourra continuer à
prétendre qu’il réfléchit toujours; mais il s’est encore endormi. Il peut ainsi
passer des journées entières sans s’éveiller un seul instant. Songe seulement à
cela au milieu d'une foule, et tu te verras environné d'un peuple de
somnambules L'homme passe, non pas, comme on dit, un tiers de sa vie, mais
presque toute sa vie à dormir de ce vrai sommeil de l'esprit. Et ce sommeil,
qui est l’inertie de la conscience a beau jeu de prendre l’homme dans ses pièges : car celui-ci,
naturellement et presque irrémédiablement paresseux, voulait bien s'éveiller
certes, mais comme l'effort lui répugne, il voudrait - et naïvement il croit la
chose possible - que cet effort une fois accompli le plaçât dans un état
de veille définitif ou au moins de quelque longue durée; voulant se
reposer dans son éveil, il s'endort. De même qu'on ne peut pas vouloir dormir,
car vouloir quoi que ce soit, c’est toujours s'éveiller, de même on ne peut
rester que si on le veut à tout instant.
Et le seul acte
immédiat que tu puisses accomplir, c'est t'éveiller, c’est prendre conscience
de toi-même. Jette alors un regard sur ce que tu crois avoir fait depuis le
commencement de cette journée c'est peut-être la première fois que tu t'éveilles
vraiment; et c'est seulement en cet instant que tu as conscience de tout ce que
tu as fait, comme un automate sans pensée. Pour la plupart, les hommes ne
s’éveillent même jamais à ce point qu'ils se rendent compte d'avoir dormi.
Maintenant, accepte si tu veux cette existence de somnambule. Tu pourras te
comporter dans la vie en oisif, en ouvrier en paysan, en marchand, en
diplomate, en artiste, en philosophe sans t'éveiller jamais que de temps en
temps, juste ce qu'il faut pour jouir ou souffrir de la façon dont tu dors ; ce
serait même peut-être plus commode, sans rien changer à ton apparence, de ne
pas t'éveiller du tout.
Et comme la réalité de
l'esprit est acte, l'idée de substance pensante n'étant rien si elle n’est
actuellement pensée en ce sommeil, absence d'acte, privation de pensée, il n’y
a rien, il est véritablement la mort spirituelle. Mais si tu as choisi d'être
tu t’es engagé sur un rude chemin, montant sans cesse et réclamant un effort de
tout instant. Tu t'éveilles; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil.
Ton éveil premier apparat comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche
réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte. Au lieu que les autres
hommes, pour le plus grand nombre, ne font que s'éveiller, s'endormir,
s’éveiller, s’endormir, monter un échelon de conscience pour le redescendre
aussitôt, ne s’élevant jamais au-dessus de cette ligne zigzagante, tu te
trouves et te retrouves là selon une trajectoire indéfinie d'éveils toujours
nouveaux. Et comme rien ne vaut que pour la conscience percevante, ta réflexion
sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible constituera la
science des sciences. Je l’appelle métaphysique Mais, toute science des
sciences qu’elle est, n’oublie pas qu’elle ne sera jamais que l'itinéraire
tracé d'avance, et à grands traits, d’une progression réelle si tu l’oublies,
si tu crois avoir achevé de t’éveiller parce tu as établi d’avance les conditions
de ton éveil perpétuel, à ce moment de nouveau tu t’endors, tu t’endors dans la
mort spirituelle".
In, "Tu t’es toujours
trompé"
Peinture Paul Delvaux (titre ?)