Pascal Quignard (Apprendre)
Apprendre était un plaisir intense. Apprendre ressortit à naître. Quelque âge qu'on ait, le corps connaît alors une sorte d'expansion.
Le sang circule mieux tout d'un coup dans le cerveau, à l'arrière des yeux, au bout des doigts, au haut du torse, dans le bas du ventre, partout.
L'univers s'accroît : une porte s'ouvre soudain là où il n'y avait pas de porte et le corps s'ouvre avec la porte elle-même.
Le corps ancien devient un autre corps. Un pays inconnu s'étend où on avance à toute allure et même on s'agrandit dans ce qui s'agrandit. Tout ce qui était connu prend un sens nouveau, s'attache une nouvelle lumière et tout ce qu'on a quitté fait retour soudain dans la nouvelle terre avec un nouveau relief encore inexprimable parce qu'il n'a pas pu être anticipé.
Cette métamorphose est décrite pour chaque héros dans chaque conte ancien et c'est ce qui peut susciter l'attrait irrésistible que tous les trois ou quatre soirs la lecture d'un de ces petits mythes présente à mes yeux : dans la lecture du conte comme dans le conte lui-même des forces sont libérées. Quelques mots soufflés par des fées ou des bêtes deviennent des gestes ou des regards sémantiques puissants. Ces mots deviennent presque des mains qui inventent véritablement leur proie en inventant une préhension elle-même toute neuve : un bâton, un arc, un lacet, un briquet, une fronde, un bateau, un cheval.
Les armes neuves, en inventant leurs proies neuves, engendrent des ruses neuves, donnent naissance à des chasseurs nouveaux.
Des défis qui ne concernent personne peuvent être relevés tout à coup par le hasard d'une conséquence qui n'était pas recherchée. C'est apprendre. Des barrières tombent et, comme elles tombent, des distances tombent. C'est apprendre. La forêt se désobscurcit. Le voyage accroît son parcours.
Qui n'éprouve pas de joie quand il apprend ne doit pas être enseigné.
Se passionner pour ce qui est autre, aimer, apprendre, c'est le même.
In, "Vie secrète"
Photo Ivry94