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Voyage dans les mots
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17 juin 2007

Pascal Quignard (Transmettre)

Lampe___huile2___Alain_Robert

Entre la composition et l'instrument, entre la par­tition et l'interprète, entre l'auteur et le traducteur, entre l'homme et la femme, il y a quelque chose de plus vivant, dans la source même, capable de jaillir au contact de tout instrument et de toute expres­sion.
Quel que soit l'instrument : au-delà de lui. Quelle que soit l'expression : au-delà d'elle.
Couperin pense vers le non-monde. Il laisse place à la cinquième saison. (Du moins il pense ceci : «Je pense qu'il y a un instrument d'au-delà. »)

Comme le font les luthiers, on peut appeler âme cette résonance vide, cette position silencieuse qui maintient la résonance comme caisse. Comme boîte crânienne (c'est pourquoi la musique peut être lue sous forme de partition de la même façon qu'on peut lire la langue sous forme de livre).

Permettant au silence de résonner.

Dans la musique écrite la notation enfouit le son dans sa lettre. Comme dans la littérature aucune voix ne peut prétendre lire l'écrit.
L'interprétation est plus profonde que l'archéolo­gie. Bien sûr elle révèle un contenu inaperçu, plus ancien, préalable, secret. Un secret enfoui dans la terre. Mais le vrai sens d'une partition ou d'un ins­trument ou d'un corps sexué est un texte à venir. Un texte contient virtuellement plus que la traduction qui en est donnée.

Les plus anciens des hommes avaient raison. C'est une force.
Quelque chose se transmet.
                                                  *
On transmet ce qu'on ignore avec ce que l'on croit savoir. Le prétérit, à cela nous sommes fidèles. Le passé, telle est la source intarissable. Tout homme qui interroge est un homme fidèle à un secret qu'il ignore.
Certains groupes de juifs persécutés par les chré­tiens s'égaillèrent dans les villages et les montagnes du Portugal. Peu à peu, les siècles passant, ils ne surent plus très bien qui ils étaient et quels avaient été leurs pères - sinon ce soupçon d'une altérité périlleuse qu'il fallait qu'ils dérobassent en eux­mêmes. Ils oublièrent leur langue. Comme ils avaient oublié leur langue, leur volumen se fit inutile, s'ense­velit dans le coffre, recula dans l'armoire. Ils ne surent plus ce qu'ils cachaient. Ils ne surent plus ce que vou­lait dire le ruisseau qu'ils battaient en cachette des autres villageois. Ils ne surent plus ce que pouvait signifier la lampe qu'ils dissimulaient derrière la porte de l'armoire.

Mais ils la cachaient derrière la porte.
Ils n'oublièrent jamais qu'il fallait cacher pour sur­vivre.

In, "Vie secrète"
Photo Alain Robert

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