Océania (Mon ami Cito)
Je le prénomme par son nom parce qu’il a un nom qui résonne
comme un prénom.
Vingt-cinq ans d’amitié. Du solide.
Il est AA, ce qui ne veut pas dire Amoureux Ardent mais Alcoolique Anonyme.
C’est ce qu’il a fait de plus important dans sa vie, dit-il : arrêter de boire.
Médicaments et cigarettes aussi. Tout en même temps, il y a trente ans. Il a tenu.
On ne guérit pas du problème d’alcool, on devient abstinent.
Il vivait à Bruxelles, ensuite à Porquerolles.
Il était aisé, aujourd’hui il vit modestement à Puimichel.
Sans télévision, sans voiture, par choix, juste une mini moto qu’il n’utilise
pas mais on ne sait jamais… Elle est rangée dans la cuisine.
Il est plus heureux de vivre dans ce village que sur l’île
où débarquait une cohue quotidienne pas drôle.
Puimichel, petit village au-dessus d’Oraison. Pas de touristes.
Sur la place autour de l’église, des maisons, une fontaine,
la mairie...
A l’ombre des platanes quelques bancs fréquentés par les habitués qui se
retrouvent après la sieste pour commenter tout ce qui bouge dans le village y
compris la robe serrée et courte, le décolleté blanc et mouvant d’une
audacieuse adolescente bien en chair suivie des yeux par les deux maçons qui
élèvent un petit mur de pierres sèches devant la terrasse du bar.
Le clocher du XIIIè s. sonne à deux reprises les heures et demi-heures. Le son grave, superbe continue à vibrer et s’enrouler dans les airs avec bonheur. Ceux qui sont aux champs sont assurés d’entendre s’ils n’ont pas bien compté les coups de bronze depuis le début.
Cito est un ours légèrement ou fortement caractériel, c’est selon. Nous avons notre vocabulaire, notre complicité et nous rions aux larmes de notre humour un peu particulier, deuxième degré, noir ou raide. Il lui arrive d’être péremptoire, je ne discute pas, je ne suis pas là pour changer son caractère. Je l’écoute beaucoup. Il n’est pas pensable pour moi de rester plus de deux jours en sa compagnie, lui non plus d’ailleurs, mais qu’est-ce qu’on est heureux des moments passés ensemble !
La maison de village qu’il occupe est petite et étroite, composée de trois pièces.
Cuisine au rez-de-chaussée, séjour au premier, chambre au
deuxième, même volume, comme des cubes empilés. J’aime bien chez lui.
Il est excellent photographe. Il a beaucoup voyagé.
Il est revenu de tout.
Je dors dans le clic-clac déplié dans le séjour. Au petit-matin, je relève la persienne et retourne au lit, face au balcon. A l’aube, la terre exhale un brouillard bleuté, au loin le chant d’un coq, les pies féroces foncent comme des tueuses, les hirondelles affairées sillonnent le ciel à la recherche de je ne sais quoi.
Le voisin met discrètement le moteur Diesel de sa voiture en route.
Les draps blancs en coton non repassé sont frais et délicieux.
Petit déjeuner suivi d’une balade.
Sur une pâture, un cheval blanc.
Je songe à ma petite amie Marie, six ans. Elle est passionnée par les licornes.
Nous jouons souvent avec une boule de verre que l’on secoue, des paillettes dorées retombent sur une licorne au centre. Nous sommes fascinées toutes les deux. Après lui avoir raconté comment les fées écrivent des lettres et avant l’ultime câlin du soir, nous répandons la pluie d’or sur la licorne.
Alors... cette silhouette blanche ?…
Déjeuner dans la pénombre de la cuisine.
La bouteille de viognier est présente à mon intention. Il boit de l’eau.
Nous croquons de grosses tranches de concombre frottées de sel de Guérande,
nous tartinons le fromage de chèvre de Puimichel.
La moto est sous la fenêtre.
Il fait très chaud dehors.
Silencieux ou rieurs, nous sommes bien.
Il a voulu que j’emporte la bouteille entamée.
Elle est vide, chez moi. J’ai enlevé l’étiquette et la
couronne d’étain.
Il appréciait la forme de la bouteille. Je lui apporterai
une prochaine fois avec le joli bouchon qu’il m’a prêté.
J’ai envoyé la photo de la « licorne » à Marie.
Cito est mort en 2006.
La bouteille et le bouchon sont dans ma cuisine.
J’ai eu envie de parler de lui.
Photos polaroïd Océania, 2004