Patrick Drevet (Sorti de la lecture...)
Sorti de la lecture d'un
livre dont les phrases, peu à peu, ont vaincu ma résistance et m'ont entraîné à
la suite d'un ou de plusieurs personnages auxquels, par je ne sais quel
sortilège, je me suis intéressé comme à des êtres vivants, c'est toujours avec
stupéfaction que je retrouve le réel. La comparaison est peut-être trop forte,
mais il y a dans mon impression le vertige du voyageur qui descend de train et
qui, ses membres, sa tête soumis encore à la vitesse, se retrouve dans sa ville
: non, rien n'a bougé, rien n'a changé durant son absence, et avant que, très
vite, l'habitude ne l'aspire et ne l'entraîne à nouveau dans ses canaux, il
connaît l'étonnement du premier regard : il ne se rappelait pas les dimensions
de sa ville, la couleur de son ciel, l'harmonie originale de ses maisons et de ses
rues.
La lecture est un voyage ? Ma descente d'un roman, ou d'un autre ouvrage, ressemble fort à ma descente d'un train, et ce qui gagne en moi est non pas ce que j'ai quitté mais ce que je retrouve. Dès lors, ces personnages ou ces figures auxquels j'ai cru, quelle que fût leur grandeur ou leur beauté, m'apparaissent dérisoires. Je ne nie pas qu'ils ont parfois assez de force pour me hanter pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Je songe à eux, en effet, comme à des êtres que j'aurais rencontrés. Mais il se passe ceci : tant que je lis, je ne pense pas à eux, je suis eux; et quand je ne lis plus, si je songe à eux comme je songerais à des gens de ma connaissance, il me manque toujours d'avoir éprouvé ce qui constitue essentiellement l'expérience de la rencontre : ces personnages n'ont pas de corps. Au mieux, ce que je garde d'eux illumine, mais sans les y réduire, les êtres réels que je connais ou que je vais rencontrer, tout à l'heure, dehors.
In « Huit petites
études sur le désir de voir »
Photo Philippe
Buschinger