J.-B. Pontalis (De la musique...)
De la musique, ne
serait-ce qu’un peu
Je ne vais jamais au
concert, l'opéra m'ennuie (à l'exception des opéras de Mozart et des choeurs de
Verdi), je ne joue d'aucun instrument (quelques leçons de piano qui me furent
imposées quand j'avais huit, neuf ans se révélèrent vite désastreuses), je ne
suis pas mélomane, je suis incapable de différencier un interprète d'un autre,
je ne connais pas grand-chose à l'histoire de la musique. Que Richard Millet,
l'auteur de La Voix d'alto et de Musique secrète, me pardonne !
Pourtant, je ne peux pas
passer une journée sans écouter de la musique. À des moments bien définis : le
matin avant d'aller vers le travail qui m'attend — il attendra —, le soir avant
d'aller vers le sommeil. Ce sont là deux temps intermédiaires entre le jour et
la nuit, deux temps qui me sont nécessaires pour quitter les rêves nocturnes ou
les rejoindre, deux temps qui permettent le passage. Voudrais-je prolonger mon
séjour dans les limbes quand j'écoute de la musique ?
Laquelle ? Ce peut être
celle de chansons, à condition que je n'en comprenne pas les paroles, ce peut
être un concerto de Ravel, des pièces de Schumann, une sonate de Scriabine ou
de Villa-Lobos, de vieux blues. Ce peut être du piano, du violon ou de la
guitare. Aucun goût pour les symphonies ou pour la musique que je tiens pour «
cérébrale ».
Pendant des jours, ce
sera le même disque, quitte à lasser mes proches, car mon plaisir est aussi
dans la répétition, ce plaisir de l'enfant qui chaque soir demande à sa mère de
lui raconter la même histoire, de lui chanter la même chanson. Je ne fus pas
cet enfant-là, je n'ai pas connu cette mère-là.
Mon besoin de musique et
de son écoute solitaire vient sans doute aujourd'hui de ce qu'il entre de
déception dans mon amour des mots. J'ai dû ressentir très tôt l'insuffisance
foncière du langage, son infirmité native. Comment échapper à l'empire des
signes, comment se laisser envelopper par un rythme, une mélodie, emporter par
des vagues, entraîner par des mouvements qui se succèdent ou s'entrecroisent,
tantôt doux, tantôt violents, mais toujours venus de loin et allant on ne sait
où ? Comment se délivrer de l'ordre du discours, des lois de la grammaire, des
exigences de la narration ? Comment remédier à la futilité de ce qui nous
occupe — car l'insuffisance du langage témoigne de l'insuffisance de la vie ?
Ah ! pouvoir écrire, et
vivre, et aimer musicalement !
In « Le dormeur
éveillé »
Photo JaHoVil - Flickr