René Daumal (La parole)
La Parole s'installe dans
la gorge, dont elle ouvre les portes.
Le Souffle s'assemble
dans la poitrine, dont il distend les côtes.
Or le Souffle cherche à
sortir, et la Parole a ouvert l'orifice de la gorge.
La parole sensible a
son siège dans l'appareil vocal. Chaque son, chaque mot, lorsque je l'imagine,
dispose cet appareil d'une façon particulière ; il me suffit alors d'envoyer à
travers mon larynx et ma bouche l'air emmagasiné dans mes poumons, pour émettre
ce son, pour prononcer ce mot. La substance de la parole est donc l'énergie
respiratoire, le sens de la parole lui est imposé par le mot imaginé et, plus
loin que le mot, par l'idée saisie à l'occasion du mot.
C'est une parole
tendant incessamment vers la Parole absolue qui prépare ainsi les organes de
l'élocution chez le poète. C'est cette absolue Parole-non-parlée qui est le
sens véritable du poème. C'est ce Mot imprononçable qui, sous la pression du
souffle impatient, se déforme jusqu'au point où il imprime à l'appareil vocal
une disposition telle que le souffle puisse s'échapper. Autrement dit, le
souffle pour se libérer exige que la Parole imprononçable se dégrade peu d peu
jusqu'à devenir prononçable, fonctionnant comme une soupape de sûreté pour le
trop plein de l'Évidence qui risquerait de tuer le poète. D'autre part, puisque
c'est juste au moment où le Mot devient prononçable qu'il est prononcé, la
parole poétique est, de tous les modes humains d'expression, nécessairement le
plus juste, le plus proche de la parole absolue.
Extrait n°24 de
« Clavicules d’un grand jeu poétique »
In
« Contre-ciel »
Photo NikonKZ « expir
043 » (flickr)