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Voyage dans les mots
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4 avril 2008

Jean-Bertrand Pontalis

destael___Fort_carr__d_Antibes_1955



J'ai été, pendant quelque temps, professeur. J'aimais ce métier. J'avais, à quelques années près l'âge de mes élèves. Était-ce ce faible écart qui me rendait aimable, aisé, l'exercice de la parole, lui per­mettant de n'être ni autoritaire ni balbutiante ? Était-ce quelque identification lointaine à mes illustres prédécesseurs — Alain, Bergson... — , ces professeurs que la République et leur vertu propre déléguaient dans les provinces pour que les fils aux blouses grises d'instituteurs et d'épiciers, les puînés des paysans (l'aîné, attaché de force à la terre, repren­drait la ferme) soient initiés à la rhétorique et à la philosophie au même titre que les Parisiens bien nés ?
Le fait est que je prenais un égal plaisir à acheter, une fois mes cours terminés, primeurs et brugnons, figues et poulpes sur le grand mail face au Lycée Masséna et à expliquer aux jeunes Niçois, enclins à la douceur de vivre et à des trafics pas toujours innocents, la rigueur de l'impératif catégo­rique ou les ruses infinies du malin génie.
Seulement mon malin génie à moi, d'autant plus retors qu'il n'avait pas les traits d'un diable, me rendait inacces­sible tout impératif, même hypothétique. Si j'ensei­gnais en me jouant, c'est qu'enseigner m'était un jeu dont je me faisais fort de transmettre les règles élé­mentaires et d'indiquer les coups qui, avec un rien d'astuce ou de talent, garantissaient le succès.
Le succès, c'est-à-dire la maîtrise verbale d'à peu près n'importe quoi, la référence au « concret » — « pre­nons ce morceau de craie » — venant toujours à point nommé nous assurer, mon auditoire et moi, que nous ne nous dissolvions pas dans les nuées.
J'y mettais de la conviction. J'étais à mon affaire.

Une fois, un de mes élèves me dit, alors que nous sortions de la salle de classe : « Intéressants vos cours mais quelque chose me gêne. » J'attendais une demande d'éclaircissement : peut-être étais-je passé un peu vite la semaine précédente sur la loi des trois états ou avais-je pris trop de plaisir, ce jour-là, à élucider le paradoxe du menteur. « Oui, quoi ? — J'ai l'impression que vous n'y croyez pas. » J'encais­sai. Mais je me repris vite : il devait être chrétien, celui-là, il lui fallait des assurances, une règle de vie, un garant de la Vérité et de l'Amour pour tenter d'échapper aux troubles de son âge. J'avais connu cela ! Je me sentis soudain beaucoup plus vieux que lui et ses camarades. Pourtant, par devers moi, je lui donnais raison, je lui donne encore raison aujourd'hui.

Il avait sans conteste visé juste. Si j'ai même renoncé par la suite à être professeur, peut-être ce garçon anonyme y est-il pour quelque chose.
« Vous n'y croyez pas. » Ce jour-là, je rentrai chez moi peu fier, sans avoir même l'envie de flâner au marché. Depuis j'ai tenté de transformer le reproche en titre de gloire. Tout me détourne de la croyance, de l'adhésion à une cause, à une doctrine, à un discours qui prétend dicter ses lois, faire autorité, le discours politique n'étant que le modèle du genre.
Je tiens pour suspecte une pensée qui, tout en s'en défen­dant, a réponse à tout et tient à l'écart sa propre incertitude. Au cœur de cette réticence, je trouve le refus d'identifier un langage à la vérité. Cependant, comme tout un chacun, j'ai besoin d'évidences.
Quelle joie quand elles s'imposent, quand rien ne peut les altérer !
Dans les gestes de l'amour (parfois), dans la course d'un enfant, où qu'il aille, dans la soif qui s'apaise à l'instant. Faut-il donc que le corps intervienne, qu'il soit là, à l'origine et à la fin du mouvement, et que l'évidence s'estompe dès que commence la pensée ?
Pourtant, pas plus que la croyance, le flou ne me retient. Il ne m'attire que pour me dégager du trop défini, du classé, de la tyrannie des codes.

Ce moment où, bien qu'on se soit toujours gardé de croire, on s'afflige de ne pas croire, ce vacillement dont on craint que, de proche en proche, il ne vous fasse, la faille une fois décelée puis ouverte, tomber dans le trou, je le connais aussi bien aujourd'hui dans la psychanalyse qu'autrefois avec l'enseigne­ment. Je ne cherche pas à m'en protéger. Je l'accueille plutôt comme un signe de bon augure. C'est que, n'étant pas annoncé par l'ennui, il n'annonce pas non plus quelque généralisation de l'« à quoi bon ? ».
Je ne puis me le représenter que comme un creux et, ce creux, je le situe dans le langage même. Quand le langage en vient à s'ériger en maître absolu, à ignorer de quoi il est l'héritier — d'une succession de morts et de meurtres — quand il méconnaît que sa lumière apparente n'est qu'une ombre portée, alors le « creux » vient le lui rappeler. S'il oublie la perte qui est en lui, alors il faut le perdre, lui, l'abandonner à son arrogance. Quand nous le retrouverons, il ne s'écoutera plus parler tout seul, il se souviendra de son absence, grâce à la nôtre ; peut-être lui aurons-nous, à notre tour, manqué.

D'où vient le pouvoir des mots dans l'analyse ? De leur mouvement. Il est rare que ce pouvoir résulte d'une construction complexe, de l'ingéniosité d'une hypothèse, exclu qu'il passe par des termes savants ou une docte explication. Mais qu'à un certain moment les mots manquent, à l'un ou à l'autre, et c'est de ce creux, de cette dénivellation légère qui fait trébucher une activité verbale jusqu'alors assurée, que peut se dire, dans le défaut de langue, ce qui a fait défaut comme ce qui a, illusoirement, comblé : par exemple le visage d'une mère, sous la lampe, occupée à sa couture, tandis qu'on jouait non loin d'elle aux dominos.
«Parler avec des mots à moi », disent-ils un jour ou l'autre, fatigués de tant de paroles ingérées, empruntées, incrustées dans leur chair. La revendication est absurde, ils le savent : les mots sont « partie commune » comme l'indiquent les règlements de copropriété.
Pourtant il faut qu'il vienne, à son heure, ce voeu impossible, dans le fléchissement de l'heure creuse, celui où l'emploi du temps et des mots, où la distribution de l'espace basculent. Quand les mots manquent, c'est qu'à son insu on s'apprête à toucher un autre sol.

La clairière qui se découvre soudain au creux de la forêt trop dense, étouffante, où le silence est menace ; le haut plateau qui déploie sa large surface au creux des montagnes dont le relief apparaît alors furieusement morbide, crispé ; la mer, mais il me faut des vagues ; les blancs et les marges dans la page, les lacunes de mémoire et le creux des reins ; le ciel breton, sa lumière mobile qui rend à la terre ses courbes ; la bêtise qui vous laisse sans une idée, la tête creuse, et la beauté qui, vous sidérant, vous fait réceptacle, vous donne pour un instant une âme (que je me représente comme une ellipse, peut-on imagi­ner une âme carrée, rectangulaire ?) ; une paren­thèse ; la coquille du Campo de Sienne ; un jardin en contrebas ; cette femme que j'étreins et que seul l'enfant qu'elle attendra, s'imagine-t-on, pourra vrai­ment remplir ; une nuit creusée de rêves, un navire qui fait escale, un bassin au fond du port quand le pont de l'écluse se lève lentement.
Les creux sont la respiration de ma vie. La mort, elle, est un trou.

In, « L’amour des commencements »
Nicolas de Staël, "Le fort carré d'Antibes", 1955

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Commentaires
S
"Quand les mots manquent, c'est qu'à son insu on s'apprête à toucher un autre sol."<br /> <br /> Dans l'entresol ténébreux de nos silences nous recherchons les mots qui s'éclairant mutuellement dessineraient une lucarne. <br /> <br /> Une crypte scripturale au revers des mains négatives, tâtonnements incertains traçant un sillon singulier pour y découvrir les graines que d'autres ont semé.
D
Le peintre a su se passer de tant de mots, et la mort n'était qu'une fenêtre.
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