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L'objet n'est pas un
élément du monde naturel ; il est le produit d'une médiatisation
intellectuelle, et bientôt industrielle, qui défigure et décompose la réalité.
Il occupe sur le registre de l'extériorité sensible la place du concept dans la
formulation de l'intelligible : rien d'autre qu'un rôle de substitut, un
stéréotype plus maniable, plus aisément accessible que son modèle originel et
la multiplicité matérielle dont il est la résultante ou le résumé.
C'est à la poésie de lutter, à sa mesure qui est grande, contre ce culte de
l'objet ; c'est à elle d'en disjoindre la causalité mécaniste — mais non point
au nom d'une instance idéale ou transcendante : au bénéfice des choses qui
survivent par-delà, opaques maintenant pour nos regards, confuses et parfois
même inidentifiables. L'abondance matérielle dont quelques sociétés ont le
privilège ne fait que dissimuler la pénurie spirituelle où elles se trouvent
engagées — sans espoir de remède, si le poète, auprès de quelques autres, n'a
souci de contrecarrer cette entreprise de désincarnation qui, à partir du
monde objectif, s'est insinuée dans nos consciences et dans nos vies.
Encore faudrait-il déterminer ce que la notion de vie embrasse comme réalité
dans l'univers qui est le nôtre. Artaud écrivait, voici plus de trente ans déjà
:
« Quand nous prononçons le mot de vie, il faut entendre qu'il ne s'agit pas
de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et
remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. »
Assurément, les grands mythes nous font défaut qui arracheraient la réalité à
cette juridiction formaliste fondée sur le « dehors des faits » pour la
restituer à une compréhension du dedans — la seule qui puisse équilibrer de son
essor incessant et les effets et les causes. Il n'appartient pas au poète de
restaurer, de son propre chef, ces formidables scénographies du Sens où trouvaient
place la finitude des fleurs et l'impassibilité orgueilleuse des astres. Mais
se résigner à leur occultation, ne pas tenter, même dans la solitude d'une
conscience, de donner valeur au monde proche, serait pour la poésie collaborer
à ce destin de carence par un manquement plus grave encore.
Donner du sens, c'est
réunir ce qui est séparé, ce qui s'épuise dans ses frontières étroites,
objectives. C'est relier tout ce qui a perdu le sentiment même et l'espoir de
la relation ; c'est, dans son acception première, faire acte religieux. Et je
ne m'en cache pas, c'est bien à un acte de foi que je convie le poète de notre
temps, mais à un acte de foi dans le monde qui l'environne. Si la saveur, si la
sève substantielle des choses nous échappe, si le simple paysage naturel nous
est offusqué par l'économie monstrueuse des systèmes, si l'équilibre biologique
est compromis et quasiment voué à la destruction - qu'importent les preuves
irréfutables que chaque jour on nous en administre ! Je veux que le poète se
persuade que ces pièces à conviction, pour accablantes qu'elles soient dans un
procès où à son corps défendant il est impliqué, ne sauraient emporter son
adhésion, même passive, à la besogne infamante dont elles témoignent.
Mandelstam écrivait, le premier jour de l'année 1924, en guise d'ouverture à
une ère dont il n'espérait déjà plus rien :
Relever ces paupières douloureuses
Et, la chaux dans le sang, rassembler pour les tribus
Étrangères l'herbe des nuits. »
Je voudrais qu'à l'instar de Mandelstam, le poète sache lire, et précisément
avec les yeux de la foi, cet horizon immédiat du monde où les choses, même
déchiquetées, lui font signe. Car, il n'en faut pas douter, les choses
attendent, le rapport humain humilié attend d'être entendu, d'être dit dans une
« parole » encore « perdue », mais susceptible d'être retrouvée - et peut-être,
par ce geste et ce mot de reconnaissance, de se savoir soustrait à l'oubli qui,
insidieusement, pactise avec la violence. C'est au poète qu'il incombe
d'entendre cet appel, de le recueillir au sein de sa parole, de l'exhausser
hors de la nuit objective — de le rendre, en un mot, présent pour tous.
[...]
Extrait de « Pour la parole, contre l’objet » in revue Argile XVII
1978
Photo "Abyssalité"
Merci à Half Algo