Albert Cohen 1 (Ariane écrit à Solal)
Soucieuse de perfection, elle rédigeait d’abord des brouillons, deux ou trois, pas davantage. La dernière version jugée satisfaisante, elle se lavait les mains pour ne pas risquer d’altérer le papier à lettres, un vélin teinté, se les lavait longuement, charmée par la pensée qu’elle était une vestale se purifiant avant l’accomplissement d’un rite.
Assise devant sa table, ou même à genoux, posture peu commode mais qui lui était troublante, elle dévissait son bon stylo, celui à pointe en biseau qui donnait une écriture un peu masculine. Après une mise en train par quelques essais d’écriture noble mais lisible, elle posait sous sa main droite un buvard protecteur du beau vélin, et elle commençait sa lettre, langue un peu dehors, faisant de mignons ronds accompagnateurs. Tourmentée d’absolu, il lui arrivait de déchirer une page presque terminée, à cause d’un mot mal réussi ou d’une minuscule tache soudain repérée. Ou encore elle décidait de récrire deux ou trois fois le même texte afin de choisir le mieux venu d’aspect. L’oeuvre terminée, après mainte consultation du dictionnaire, elle la relisait à haute voix pour mieux la sentir, la relisait avec des intonations enchanteresses, faisant un sort mélodieux à chaque trouvaille, ménageant des temps d’arrêt pour bien savourer, s’offrant des bis en cas de phrase jugée particulièrement réussie, imaginant qu’elle était lui recevant la lettre, afin de se rendre mieux compte de l’impression qu’il en aurait.
Une fois, elle s’imposa d’écrire incommodément, allongée sur le sofa, pour le plaisir de commencer sa lettre par « je vous écris doucement étendue sur notre sofa », ce qui faisait voluptueux et Récamier. Une autre fois, après avoir écrit en sa présence un message qu’il ne devrait lire qu’arrivé chez lui, elle s’abstint de lécher le bord de l’enveloppe, ce qui eût été vulgaire, mais fit d’adorables manigances avec son index décemment mouillé puis passé sur la gomme. Elle avait moins de délicatesses sur le sofa quelques minutes auparavant.
In, « Belle du Seigneur »
Jan Vermeer, "Femme écrivant une lettre",