Jacques Lacarrière
Eros
Comment un tel dictionnaire pourrait-il ne pas inclure le dieu du désir amoureux, de l'attirance sexuelle, de l'attraction sentimentale, en un mot Eros ?
Quand astres et luminaires se rencontrent et parfois même s'éclipsent dans le ciel, c'est Eros ! Quand la sève monte au coeur des arbres au début du printemps, c'est Eros !
Quand deux êtres se rencontrent et s'étreignent, pour une heure ou pour toute la vie, c'est toujours Eros ! Comme l'existence serait triste sans lui! On peut à la rigueur ne pas monter au ciel comme le fit Icare, mais on ne peut vivre pleinement sans Eros.
Surtout, ne l'imaginons pas comme un bébé joufflu, nanti d'ailes, d'un arc, d'un carquois et perçant de ses flèches les malheureux qu'il croise sur sa route. C'est là une image conventionnelle, édulcorée, qui montre l'affadissement tardif de ce mythe.
En sa plus belle époque, Eros est un adolescent ailé qu'on voit figuré très souvent sur des vases, volant sur le fond noir du ciel comme en état d'apesanteur. Si Eros est toujours en l'air, c'est qu'il a le pouvoir d'alléger en l'homme ce qui est pesant, d'alléger le coeur de l'aimant et de l'être aimé.
A-t-on jamais remarqué, dans notre propre langage, l'étrangeté de cette alliance en Eros de l'amour et de l'attirance qui fonde toute l'ambiguïté de ce mot « aimant »?
L'aimant est à la fois celui qui est attiré et l'objet qui attire. Si les savants, les poètes et les philosophes des temps antiques avaient eu connaissance des lois de l'attraction universelle découverte par Newton, ils n'auraient pu y voir qu'une preuve supplémentaire de l'existence et du pouvoir d'Eros. Car Eros, c'est la force qui fait que les choses se meuvent, que les êtres s'émeuvent.
Cependant, les philosophes antiques n'ont pas tous adopté cette vision positive, voire salutaire, d'Eros. Dans le dialogue de Platon, Le Banquet, consacré à l'Amour, Socrate fait appel à un personnage féminin des plus inattendu, une femme de Mantinée du nom de Diotime, qui propose de l'amour - et de ses effets - une vision tout à fait différente de la vision classique.
Eros, apprend-elle à Socrate - qui semblait l'ignorer - est le fils d'Expédient et de Pénurie, conçu au cours des fêtes de la naissance d'Aphrodite. Il n'est donc pas un dieu mais un génie, une créature intermédiaire entre ciel et terre, et entre les dieux et les hommes. Un génie toujours à la recherche de l'objet aimé et « qui n'a absolument rien de délicat ni d'agréable, comme beaucoup le pensent. Au contraire il est sale et brutal, un véritable vanu-pieds errant, couchant ici et là à même le sol ou dormant sur le seuil des portes ou sur les routes. Bref, il tient de sa mère, Pénurie, de vivre en une perpétuelle indigence. Par ailleurs, grâce au naturel de son père, il recherche toujours ce qui est beau et bon, il est persévérant, entêté, toujours en train de tramer quelque chose, soucieux de savoir et d'apprendre, aimant philosopher, et même un peu sorcier, magicien et sophiste. Il n'est ni un mortel ni un immortel. Au cours du même jour, il peut resplendir dans l'abondance, mourir de satiété et renaître grâce à ce qu'il tient de son père. Tout ce qu'il touche s'évanouit sans cesse, si bien qu'Eros est toujours entre indigence et opulence ».
Voilà qui nous change de l'image cupidonesque des poètes romantiques ! Mais certains auteurs antiques - et notamment ceux des hymnes orphiques - proposent une tout autre image de la nature et des pouvoirs d'Eros. Dans l'hymne orphique qui lui est consacré, il est célébré, encensé comme le « détenteur des clés de l'univers », celui qui «tient entre ses mains le gouvernail du monde ». C'est cette dernière figure que je fais mienne car autant que chacun le sache : en matière d'amour, je préfère l'image du grand Timonier cosmique à celle d'un routard insomniaque.
A l’amour
J'invoque le grand, le pur, le tendre et le gracieux Amour,
Le dieu ailé, archer, agile, vif et ardent
Qui joue avec les dieux comme avec les mortels,
Dieu multiple et adroit, détenteur des clés de ce monde,
Du ciel éthéré, de la mer, de la terre, de tous les souffles
Nourriciers dont la déesse verdoyante comble les hommes
Et de ceux du vaste Tartare et ceux de l'Océan bruissant.
Car toi seul tiens en mains le gouvernail de toutes choses.
O bienheureux, insuffle aux mystes de saints élans
Et chasse bien loin d’eux les désirs aberrants.
In, « Dictionnaire amoureux de la Grèce »
Peinture Robert Renard, "La rencontre de deux êtres"