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Voyage dans les mots
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28 mars 2007

Jean-Pierre Vernant

Au tréfonds de la Terre: la Béance

Ga_aNé de la vaste Béance, le monde a désormais un plancher. D'une part, ce plancher s'élève vers le haut sous forme de montagnes; d'autre part, il s'enfonce vers le bas sous forme de souterrain. Cette sous-terre se prolonge indéfiniment, de sorte que, d'une certaine façon, ce qui se trouve à la base de Gaïa, sous le sol ferme et solide, c'est toujours l'abîme, le Chaos. La Terre, surgie au sein de la Béance, s'y rattache dans ses profondeurs. Ce Chaos évoque pour les Grecs une sorte de brouillard opaque où toutes les frontières sont brouillées. Au plus profond de la Terre se retrouve cet aspect chaotique originel.

Si la Terre est bien visible, si elle a une forme découpée, si tout ce qui va naître d'elle possédera, comme elle, des limites et des frontières distinctes, elle demeure néanmoins, dans ses profondeurs, semblable à la Béance. Elle est la Terre noire. Les adjectifs qui la définissent dans les récits peuvent être similaires à ceux qui disent la Béance. La Terre noire s'étire entre le bas et le haut; entre, d'une part, l'obs­curité, l'enracinement dans la Béance que représentent ses profondeurs et, d'autre part, les montagnes couronnées de neige qu'elle projette vers le ciel, les montagnes lumineuses dont les sommets les plus hauts atteignent cette zone du ciel continuellement inondée de lumière.

Dans cette demeure qu'est le cosmos, la Terre constitue la base, mais elle n'a pas seulement cette fonction. Elle enfante et nourrit toute chose, sauf certaines entités dont nous parle­rons plus tard et qui sont sorties de Chaos. Gaïa est la mère universelle. Forêts, montagnes, grottes souterraines, flots de la mer, vaste ciel, c'est toujours de Gaïa, la Terre mère, qu'ils tirent leur naissance. Il y eut donc d'abord l'abîme, la Béance, immense gueule en forme de gouffre obscur, sans limites, mais qui dans un deuxième temps s'ouvre sur un solide plancher : la Terre. Celle-ci s'élance vers le haut, descend vers le bas.

Après Chaos et Terre apparaît en troisième lieu ce que les Grecs appellent Éros, qu'ils nommeront plus tard « le vieil Amour », représenté dans les images avec des cheveux blancs: c'est l'Amour primordial. Pourquoi cet Éros primor­dial? Parce que, en ces temps lointains, il n'y a pas encore de masculin ni de féminin, pas d'êtres sexués. Cet Éros primordial n'est pas celui qui apparaîtra plus tard avec l'exis­tence des hommes et des femmes, des mâles et des femelles.

Dès lors, le problème sera d'accoupler des sexes contraires, ce qui implique nécessairement un désir de la part de chacun, une forme de consentement.

Chaos, donc, est un mot neutre et non pas masculin. Gaïa, la Terre mère, est évidemment un féminin. Mais qui peut-elle aimer en dehors d'elle-même puisqu'elle est toute seule avec Chaos ?

L'Eros qui apparaît en troisième lieu, après Béance et Terre, n'est donc pas pour commencer celui qui préside aux amours sexuées. Le premier Eros exprime une poussée dans l'univers.

De la même façon que Terre a surgi de Béance, de Terre va jaillir ce qu'elle contient dans ses profondeurs. Ce qui était en elle mêlé à elle se trouve porté au-dehors : elle en accouche sans avoir eu besoin de s'unir à quiconque. Ce que Terre délivre et découvre, c'est cela même qui demeurait en elle obscurément.

Terre enfante d'abord un personnage très important, Ouranos, Ciel, et même Ciel étoilé.

Ga_a_et_Ouranos

Ensuite, elle met au monde Pontos, c'est-à-dire l'eau, toutes les eaux, et plus précisément Flot marin, puisque le mot grec est masculin. Terre les conçoit donc sans s'unir à quiconque. Par la force intime qu'elle porte en elle, Terre développe ce qui était déjà en elle et qui, à partir du moment où elle le fait sortir, devient son double et son contraire. Pourquoi ? Parce qu'elle produit Ciel étoilé égal à elle-même, comme une réplique aussi solide, aussi ferme et de la même taille qu'elle. Alors Ouranos s'allonge sur elle. Terre et Ciel constituent deux plans superposés de l'univers, un plancher et une voûte, un dessous et un dessus, qui se recouvrent complètement.

Quand Terre enfante Pontos, Flot marin, celui-ci la complète et s'insinue à l'intérieur d'elle, il la limite sous la forme de vastes étendues liquides. Flot marin, comme Ouranos, représente le contraire de Terre. Si la Terre est solide, compacte, et que les choses ne peuvent pas s'y mélanger, Flot marin, à l'inverse, n'est quant à lui que liquidité, fluidité informe et insaisissable: ses eaux se mêlent, indistinctes et confondues. A la surface, Pontos est lumineux, mais dans ses profondeurs il est absolument obscur, ce qui le rattache, comme Terre, à une part chaotique.

Ainsi le monde se construit à partir de trois entités primordiales : Chaos, Gaïa, Eros, puis de deux entités enfantées par la Terre : Ouranos et Pontos. Elles sont tout à la fois des puissances naturelles et des divinités. Gaïa, c'est la terre sur laquelle nous marchons en même temps qu'une déesse.

Pontos représente les flots marins et constitue aussi une puissance divine, à laquelle un culte peut être rendu. A partir de là s'inscrivent des récits d'un autre type, des histoires violentes et dramatiques.

In, « L'Univers, les Dieux, les Hommes »

                                                               

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Commentaires
T
...je vais commander ce livre.<br /> Un monde en soit, l'anthologie littéraire d'Océania.
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