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Voyage dans les mots
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16 mars 2007

Blaise Rosnay

image002Mademoiselle,

Je me suis éveillé ce matin en pensant à vous. Vous portiez cette longue robe noire - écrin voluptueux peu fait pour dissimuler l'invraisemblable et néanmoins très judicieux équilibre de courbes et de volumes qui constitue votre apparence charnelle - avec laquelle vous m'aviez accueilli un certain soir où, contre toute attente, vous organisiez une fête à la célébration de la fuite du temps.
Bref, ce réveil aurait pu très bien se passer si vous aviez été vraiment là, dans cette longue robe, et si vous m'aviez dit :

« Blaise, il est l'heure exacte entre le sommeil et l'éveil, autant dire l'heure de vérité. Depuis que nous nous connaissons, j'ai la certitude que tu me désires et je sais que tu es trop honnête pour me contredire sur ce point. C'est banal d'ailleurs. Tous les hommes me désirent. Pour la plupart d'entre eux, je suis un rêve, une sorte de super-pâtisserie qui leur sera offerte à la fin de leur premier dîner au Paradis. Souvent je les méprise pour cela, pour cette façon qu'ils ont de me regarder comme des chiens qui convoitent une sucrerie et aussi pour cette maladresse qu'ils ont à me parler "d'autre chose", quand leurs yeux, leurs mains, leur esprit et le reste, tout converge vers ce qu'ils croient être moi, qui n'en est qu'une partie -que je ne mésestime pas pour toutes sortes d'agréments qu'elle m'a jusqu'à présent apportée- , mon corps.
Je ne prétends pas que cette sensation de pouvoir, cette impression, dans un dîner, dans le métro, ou parmi l'assistance d'un théâtre, d'être la flamme vive où les regards et les désirs convergent, ne soit ni grisante ni flatteuse, et il est vrai que je m'occupe durant une certaine partie de ma journée à préparer mon corps et mon visage pour les rituels du regard. Car -je me dois d'être sincère avec un ami tel que toi- je me réjouis de tous ces hommages, de toutes ces ambiguïtés et de tous ces non-dits, de cet éclat que je surprend dans les yeux des hommes quand leur regard croisent mes jambes croisées, dont il serait vain de nier qu'elles sont interminables et dessinées par un artiste sans égal, qui ne voulut point je le crois, les destiner uniquement à la marche à pied en montagne (il n'y aurait pas mis tant de soin). Tu en jugeras d'ailleurs mieux toi-même tout à l'heure, quand j'aurai ôté ma robe, car n'étant pas narcissique ni idolâtre de mon propre corps, je ne les ai jamais considérées dans un autre miroir que les deux miroirs jumeaux et flatteurs qu'on appelle les yeux des hommes, insatiables, qui les parcourent furtivement ou délibérément selon les cas.

Je n'ignore pas non plus que tu sais que je ne suis pas celle que je prétends faire croire que je suis, par souci de convenance ou par goût du mystère : une jeune fille incomparablement belle par inadvertance qui s'habillerait en femme séduisante par simple souci de ne pas déparer à la coutume, et qui songerait en réalité à des choses plus élevés (comme on dit) ou plus pragmatiques. Je ne songe qu'à la séduction. Je veux éveiller chacun de ceux qui me regardent et je veux que leur désir me fasse redevenir ce que je suis - bien que tu sois le premier à qui j'en fasse la confidence - la déesse de la vie en quelque sorte.
Ainsi, durant ces quelques instants d'échanges silencieux où je sens s'opérer devant moi la métamorphose de l'homme qui voudra me célébrer, me vénérer, me posséder ou me soumettre, je sais qu'il prend conscience d'une réalité que les conventions de la vie lui ont fait le plus souvent oublier ou du moins refouler dans la partie obscure et informulée de son être, à savoir que tout ce qu'il fait, qu'il s'agisse de construire des ponts, rédiger des traités de théologie ou de philosophie, écrire des poèmes (la plus noble des activités), ou plus vulgairement faire fortune, il le fait dans le violent et impétueux espoir de pouvoir un jour déposer à mes pieds, ce qu'il est et ce qu'il fait. N'étant plus, comme on dit, une oie blanche, j'ai eu le loisir de m'apercevoir que ce violent sentiment qui me transforme pendant quelques instants en but, en trésor, en rêve de délices enfin, peut aussi vite disparaître et me rejeter sur la plage, (défaite, désolée, quand j'étais plus jeune, et maintenant le plus souvent, victorieuse).
Une fois, la tempête apaisée, le capitaine cherche les voies navigables qui le ramèneront au port.
Je ne suis pas naïve au point de confondre la violente attirance que je suscite de façon passagère et coutumière avec le sentiment d'amour tel qu'il est véhiculé par les différentes traditions religieuses, qui s'apparente à une sorte de tentative d'harmonisation du monde, plutôt qu'à cette pulsion qui vient de bien avant que l'homme eût acquis le pouvoir de la parole, qui le bouleverse jusqu'à ce qu'il devienne à la fois arc et flèche, pure promesse de mouvement, et dont je suis la délicate cible. Les religions qu'on dit du Livre ne s'y trompent pas et veulent faire de moi, ou du moins de cette femme éternelle que j'ai l'humilité de croire que je suis un peu dans le temps et dans l'espace, quelque chose comme le mal absolu, une sorte de tremblement de terre parfumée qu'il est du devoir des hommes d'éviter par souci de préserver l'apparent ordre du monde, au mépris de sa dynamique éternel : le désir. Car nous savons que ce sentiment-là met l'homme en contact direct avec sa mort, qu'il peut lui faire désirer la mort de l'autre, du rival, et que donc, de ce point de vue, il est tout autant en rapport avec la mort qu'avec la vie, qui, sans lui, ne se perpétuerait pas.
Dieu, comme ils l'appellent, s'il est doué de volonté, a voulu pour notre plus grande douleur et notre plus grande joie que ce qui est le signe le plus évident de la vie coexiste dans la plus grande proximité avec la violence et la mort. On pourrait lui reprocher d'autres choses, et d'aucuns diront qu'il a commis une plus grande imprudence encore, en douant de la parole, comme tu vois, et de la pensée, une belle fille dont la présence silencieuse suffit à donner au monde cette apparence de plénitude que seule la beauté apporte, et qui ne devrait peut-être pas se laisser aller à répandre des lyrismes et des propos théologiques au sujet d'un mystère qui la dépasse singulièrement.
Je suis d'ailleurs pleinement lucide à ce sujet. La plupart des hommes ne m'écoutent, ne me parlent, ne m'écrivent que parce qu'ils me désirent. Je les voix guetter furtivement la naissance de mes seins qu'un décolleté savamment innocent ou un chemisier légèrement trop étroit suggère sans dévoiler, je sais qu'ils espèrent, faisant mine de prêter attention à mes paroles, pour flatter la vanité qu'ils me supposent, ou tentant de m'émerveiller (et parvenant parfois à m'endormir) par l'élévation de leur discours, profiter de ma naïveté, je sais -le plus naïf n'est pas celui qu'on croit - qu'ils prétendent de cette façon être invité par mes soins à des joutes qu'ils imaginent avec raison
délicieuses et délictueuses, au cours desquelles je m'éveillerai et je me révèlerai celle qu'ils ne savent pas que je suis. Je ne me prête à ces tentatives qu'en conscience, ne leur donnant d'autre conclusion que celle que je souhaite, sûre ainsi de n'être pas déçue, lorsque enfin, plus rarement qu'ils ne l'espèrent, j'ouvre mes trésors et goûte les joies que peuvent m'apporter ces êtres qui, à force de jouer les conquérants, mésestiment leur propre faculté à susciter simplement le désir et le plaisir et se croient trop souvent les gagnants d'une partie dont ils sont parfois l'instrument.
Une fois ma décision prise, je congédie l'intéressé en lui laissant quelque espoir si j'ai pris plaisir à le voir s'empêtrer dans ses tentatives, et souhaite le voir les renouveler, afin de les repousser à nouveau. Ou bien, dans les cas favorables, je me livre, selon son point de vue et je nous délivre, selon le mien.
Ce qui se passe alors ne se décrit pas. Cette réalité est trop subtile et fluctuante pour que personne, pas même les poètes, ne puisse suggérer ces instants de pur oubli, de pure délivrance, de pur jeu et de pure vérité, qui n'ont besoin pour être sacrés d'aucuns sentiments prétendument nobles.
Et je ne fais pas grief aux hommes de songer à toute autre chose qu'à moi, une fois qu'ils se sont emportés en m'emportant, à la fin du voyage.
Le désir assouvi, s'il ne laisse pas toujours place à ce qu'on appelle communément l'amour, avec ses sous-entendus de responsabilité et de pérennité, peut autoriser cette tendresse, cette affection et cette complicité qui sont données à ceux qui se sont une fois rencontrés, ayant accepté pendant quelques instants de ne plus jouer avec le jeu de cartes biaisé qui signe le quotidien pour la plupart d'entre nous.
Mes paroles n'ont qu'un seul but : te faire offrande de ma beauté, pendant que nous sommes jeunes et vivants, parce que je te crois digne de ne pas mépriser ce présent, de ne pas le méjuger, et donc de ne pas le salir. Je sais que d'autres engagements, nos choix de vie, ainsi que certaines incompatibilité de nos caractères, rendront ce pur moment aussi éphémère que tumultueux et riche. Et c'est ainsi que je le veux, car j'ai trop de respect pour toi et pour moi, pour ajouter à la confusion de nos vies en nous offrant autre chose qu'une parenthèse bienveillante et joyeuse, un moment de pur présent, léger et profond, que ne viendra corrompre aucune exigence ultérieure. Seulement pendant ces instants-là, nous aurons toutes les exigences.
Voilà, j'ai presque terminé. J'espère ne pas t'avoir choqué. Cette nuit j'ai pensé à la mort, à ma beauté, à ton désir de vivre et d'écrire. Il faut faire vite, c'est pourquoi je suis là. Maintenant, je vais partir. Ce soir, nous dînerons ensemble, et pour le reste, nous ferons confiance à la vie, qui semble décidée à être clémente envers toi, envers moi, et envers les humains pacifiques, tendres et légers, durant ces premières nuits d'été »

Et voilà, Mademoiselle, ce que vous m'avez dit à mon réveil, à votre insu, après une longue nuit peuplée de je ne sais quels rêves, car en ouvrant les yeux, j'avais tout oublié.

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Commentaires
B
Oh, je suis très honoré !
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