Malek Chebel
Points d'inflexion
Le point d'inflexion est
un lieu du corps féminin, ou masculin, qui recèle une parcelle de charme, un
espace sur lequel vagabondent le rêve et le sens. Le point d'inflexion agit
comme un déclencheur et est censé émouvoir avant tout.
Tout le corps est ainsi parsemé de « points d'inflexion ». Étant donné leur
nature discrète, ils ne se livrent vraiment qu'après une approche, qu'on
pourrait appeler herméneutique, complexe. Chaque femme possède nécessairement
un capital de points d'inflexion qui, pour la plupart, résistent à l'âge.
L'homme dispose d'un capital similaire, bien qu'il soit situé ailleurs.
La jeunesse d'un corps
augmente la richesse des points d'inflexion, mais cette richesse ne se décline
qu'au présent. Il est deux types de points d'inflexion : ceux qui sont visibles
au premier abord, perceptibles par le tout-venant et ceux qui nécessitent une
connaissance approfondie de la personne désirée afin d'être perçus, car leur
découverte n'est pas à la portée de tout regard.
Dans le cadre ouvert de la séduction, seul le regard d'Autrui peut trouver en
moi les points d'inflexion originaux et inhabituels, que je porte parfois même
sans y prendre garde.
Sur le corps, un
inventaire discret peut être dressé : il faut chercher le plus grand nombre de
points d'inflexion dans les endroits de liaison : cou, attaches de la
clavicule, épaules, aisselles, chute des reins, galbe des seins, cambrures féminines
ou courbures du torse masculin, paupières closes ou entrouvertes, lèvres.
Un point d'inflexion peut
être indifféremment une tache, un creux, un grain de peau, une surface lisse,
des plis aux coins des yeux, un cil recourbé, une lèvre ourlée... Les muqueuses
sont généralement tapissées de points d'inflexion; l'épiderme doux et
élastique en regroupe un grand nombre.
Enfin, un troisième type
de points d'inflexion, plus abstrait que les deux types précédents, peut naître
à la lecture cinétique d'un geste, d'un mouvement de bras ou d'un déplacement
de l'ensemble du corps.
La voix (fluidité,
musicalité, chaleur, beauté) est chargée de signes algébriques positifs ou
négatifs. Le chaud, le froid, le mou, le dur, le faible, le fort sont autant
d'éléments qui donnent un sens au tapis sensible de l'inflexion.
Un point d'inflexion est
de signe constant. Le regard désirant de celui qui cherche à séduire est «
informé » de cette touche délicatement enchâssée.
Le travail artificiel de la femme visant à accentuer ses moyens de séduction
intervient le plus souvent en doublure de ses points d'inflexion. À l'inverse,
lorsqu'un artifice aussi apparent que le maquillage est imparfaitement
exploité, il alourdit d'autant ce qu'il y a d'aérien dans le point d'inflexion.
Chacun peut toutefois se prévaloir d'un quantum de séduction, lié à sa capacité
de mettre à profit la versification innée de ses points d'inflexion dont la
synthèse compose ce qui s'appelle communément « charme ».
Que ces « lieux de charme
» deviennent des espaces de vagabondage, voilà à quoi aspirent ceux dont la
nitescence* d'un regard ou l'infinité du
point dérisoire, que décline l'inflexion, aimantent comme la fleur carnivore
attire sa proie.
Photo IVolgin (zyeuter)