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Voyage dans les mots
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10 octobre 2007

Jean-Bertrand Pontalis

vuillard7



Une pensée qui serait rêvante

L'éloge du rêve, on le trouve chez les romanti­ques allemands. Les récits de rêves, c'est Jean-Paul. L'évocation du monde du rêve, c'est Aurélia. Rien de tel avec Freud. Cette fascination-là, il fait plus que l'ignorer : il la récuse. Les charmes et le mys­tère de la vie onirique, il entend bien les dissiper. Le rêve : un rébus, une écriture en images. Ça se déchiffre, ça se traduit, les images qui se succèdent sont converties en lettres qui font une phrase. Et ce que ça révèle au bout du compte comme désir, ça n'a rien de poétique, moins encore de sublime.

Mais si l'essentiel de la Traumdeutung était ail­leurs ? Dans l'affirmation, preuves à l'appui, que rêver est une activité de pensée. Le rêve ne me transporte pas dans un autre monde, il pense et me pense. Sa pensée est autre que celle que nous appe­lons pensée car c'est une pensée qui ne sait pas qu elle pense !

Est-ce là ce qui rend nos rêves infiniment plus inventifs, plus aventureux, plus malicieux aussi que notre pensée du jour, si contrainte, si limitée, si prudente surtout quand elle se veut réfléchie, fai­sant retour sur soi ?

Au réveil nous aimerions pouvoir retrouver les images bouleversantes, belles, inquiétantes qui nous ont visités la nuit et déjà elles s'effacent, ces images aussi intenses que précises. Mais nous pres­sentons aussi que ce que nous perdons alors, c'est bien plus que des images, tout un régime de la pensée, d'une pensée qui, sans cesse, de séquence en séquence, avance.

Je rêve... d'une pensée de jour qui serait rêvante, non pas rêveuse mais rêvante. Je suis bien incapa­ble de définir ce qu'elle serait. S'avancerait-elle, comme dans nos rêves, sans la conscience de sa destination, entraînée par la seule force de son mouvement, empruntant des voies multiples qui finalement convergeraient vers un point lumineux ?

Je peux tout au plus l'opposer à la pensée de l'insomniaque. Que lui arrive-t-il à celui-là ? Juste­ment, il ne lui arrive rien : pas le moindre événe­ment, pas la moindre aventure, aucune traversée du temps. Ne se succèdent et ne se répètent dans sa tête - et seulement dans sa tête - que des pensées moroses qui l'assaillent et qu'il était plus ou moins parvenu à tenir à distance le jour. L'in­somniaque est un homme de souci, non de désir et, dans son incapacité douloureuse à se laisser aller au sommeil et à laisser venir le rêve, les soucis ne font pas défaut. Mais ils n'obéissent plus aux règles de la pensée diurne qui permettrait peut-être de les relativiser, de les hiérarchiser. Non, l'un appelle l'autre, ils s'additionnent, font masse, tournent en rond. L'insomniaque reste sur place, s'interdit tout déplacement d'un temps à l'autre, d'un lieu à l'au­tre. Il se borne à changer de position dans son lit immobile.

La pensée rêvante que j'appelle de mes vœux puiserait dans le rêve la force d'être irréfléchie, in­convenante, de s'avancer à ses risques et périls, comme une somnambule. Le langage peut-il être à la mesure de son exigence ? J'en doute : il est sou­mis à trop de contraintes, syntaxiques, logiques ; il veut être compris. Le pinceau inquiet, chercheur, du peintre serait-il plus apte que la main à plume à donner forme à la pensée rêvante, à l'incarner ? La peinture que j'aime : un analogon du rêve.

In, « Fenêtres »
Edouard Vuillard, « Le dormeur »

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