Jean-Bertrand Pontalis
Une pensée qui serait rêvante
L'éloge du rêve, on le trouve chez les romantiques
allemands. Les récits de rêves, c'est Jean-Paul. L'évocation du monde du rêve,
c'est Aurélia. Rien de tel avec Freud. Cette fascination-là, il fait
plus que l'ignorer : il la récuse. Les charmes et le mystère de la vie
onirique, il entend bien les dissiper. Le rêve : un rébus, une écriture en
images. Ça se déchiffre, ça se traduit, les images qui se succèdent sont
converties en lettres qui font une phrase. Et ce que ça révèle au bout du
compte comme désir, ça n'a rien de poétique, moins encore de sublime.
Mais si l'essentiel de la Traumdeutung était ailleurs
? Dans l'affirmation, preuves à l'appui, que rêver est une activité de pensée.
Le rêve ne me transporte pas dans un autre monde, il pense et me pense. Sa
pensée est autre que celle que nous appelons pensée car c'est une
pensée qui ne sait pas qu elle pense !
Est-ce là ce qui rend nos rêves infiniment plus
inventifs, plus aventureux, plus malicieux aussi que notre pensée du jour, si
contrainte, si limitée, si prudente surtout quand elle se veut réfléchie, faisant
retour sur soi ?
Au réveil nous aimerions pouvoir retrouver les images
bouleversantes, belles, inquiétantes qui nous ont visités la nuit et déjà elles
s'effacent, ces images aussi intenses que précises. Mais nous pressentons
aussi que ce que nous perdons alors, c'est bien plus que des images, tout un
régime de la pensée, d'une pensée qui, sans cesse, de séquence en séquence,
avance.
Je rêve... d'une pensée de jour qui serait rêvante, non
pas rêveuse mais rêvante. Je suis bien incapable de définir ce qu'elle serait.
S'avancerait-elle, comme dans nos rêves, sans la conscience de sa destination,
entraînée par la seule force de son mouvement, empruntant des voies multiples
qui finalement convergeraient vers un point lumineux ?
Je peux tout au plus l'opposer à la pensée de
l'insomniaque. Que lui arrive-t-il à celui-là ? Justement, il ne lui arrive
rien : pas le moindre événement, pas la moindre aventure, aucune traversée du
temps. Ne se succèdent et ne se répètent dans sa tête - et seulement dans sa
tête - que des pensées moroses qui l'assaillent et qu'il était plus ou moins
parvenu à tenir à distance le jour. L'insomniaque est un homme de souci, non
de désir et, dans son incapacité douloureuse à se laisser aller au sommeil et à
laisser venir le rêve, les soucis ne font pas défaut. Mais ils n'obéissent plus
aux règles de la pensée diurne qui permettrait peut-être de les relativiser, de
les hiérarchiser. Non, l'un appelle l'autre, ils s'additionnent, font masse,
tournent en rond. L'insomniaque reste sur place, s'interdit tout déplacement
d'un temps à l'autre, d'un lieu à l'autre. Il se borne à changer de position
dans son lit immobile.
La pensée rêvante que j'appelle de mes vœux puiserait
dans le rêve la force d'être irréfléchie, inconvenante, de s'avancer à ses
risques et périls, comme une somnambule. Le langage peut-il être à la mesure de
son exigence ? J'en doute : il est soumis à trop de contraintes, syntaxiques, logiques
; il veut être compris. Le pinceau inquiet, chercheur, du peintre serait-il
plus apte que la main à plume à donner forme à la pensée rêvante, à l'incarner
? La peinture que j'aime : un analogon du rêve.
In, « Fenêtres »
Edouard Vuillard, « Le dormeur »