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Voyage dans les mots
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14 mars 2007

J.M.G Le Clezio

Cette autre femme au visage doux, enfantin, aux yeux humides et profonds, au front haut et pur cette femme vivante, dois-je la laisser dans son monde ? Elle est là, elle me parle, et je l'écoute.
Elle écarte une mèche de cheveux de sa longue main aux doigts fins, presque transparents, et je contemple ce geste qui s'est fait sans moi. Je la vois respirer, je vois le mouvement ample et glorieux qui gonfle lentement sa poitrine et soulève ses seins, puis s'éparpille dans l'air. J'écoute les coups durs de son coeur qui sursaute, au loin, enfoui entre deux ou trois organes. Je sens l'odeur de sa sueur, l'odeur de ses cheveux, l'odeur âcre, puissante, mêlée de parfum, qui est l'odeur de la femelle de mon espèce. Je scrute les détails de sa peau, les taches claires, les verrues, les boutons, les points noirs et les cicatrices minuscules, les rides, les vergetures, les bleus, les trous des pores et les forêts de duvet. J'aperçois le bondissement presque imperceptible des veines, les tressaillements des muscles, des tendons, toutes les choses terribles qu'elle porte dans le sac de son corps, et qui vivent, qui vivent. Les lunules des ongles. Les dents bosselées, enfoncées dans la gangue des gencives. Les plis des lèvres. Les narines qui palpitent, laissant paresseusement filtrer leur canal de gaz chaud et dense. Le dos, le dos aux omoplates indépendantes, montagne de chair blanche où l'on voit le dessin sombre des duvets plus épais le long de la colonne vertébrale. La nuque, l'endroit bizarre où commence la chevelure. Le repli indécis des oreilles, les deux genoux non pareils, arrondis, aveugles, telles deux faces sans nez, sans bouche et sans yeux. Les deux fossettes au bas des reins un peu ridicules, le poinçon de l'espèce peut-être.

Les cils, les sourcils. Les épaules arquées solides. ni des épaules d'homme, ni des épaules d'enfant, mais des épaules de femme. Le ventre un peu gras, fragile, où les blessures sont mortelles, et puis le nombril profond, violent, érotique, qui n'est pas innocent, qui semble être le véritable oeil du savoir celui qui rattache, par-delà le temps et l'espace, aux origines mêmes du grand mystère. Les pieds cambrés, les orteils engourdis, aux ongles brefs et cassés. Les chevilles dont on ne peut rien dire. Les fesses puissantes et humiliantes, bestiales, lourdes de chair et de santé. Les mains. Encore les mains.

L'arête du nez. Le pubis couvert de laine. Les cuisses larges, musclées, telles qu'elles paraissent soutenir un monde, même lorsqu'elles reposent couchées, indépendantes. Les hanches évasées, larges jarres où la vie peut faire germer son champignon infect. Tout cela. Tout cela qui bouge, qui s'use, agit, transpire, sécrète, malaxe, sursaute, vibre de courants électriques. Tout cela qui va et vient détaché, déchaîné, et pourtant sujet, tout cela qui ne fond pas dans le reste, qui ne se mélange pas avec le monde, mais demeure propre, limité, précis, magnifiquement libre et esclave.
Tout cela qui est un sac hermétique, où n'entre que ce qui est puisé, et ne sort que ce qui est chassé.
Ce poumon, cet intestin, ce sac. Cette bulle vivante ne m'appartient pas, ne m'appartiendra jamais.
A l'intérieur de sa chambre forte naissent les pensées et les désirs, les imaginations, les rêves, les idées. Cela n'est pas moi. Cela n'est qu'une femme, une parmi des millions. Cela ne peut pas être connu, ne peut pas être compris. Cette vie est fermée sur elle-même, sur son temps et sur son monde.

Mais je ne souffre plus de cette demeure étrangère. Je ne veux plus abolir les remparts, je ne veux plus jeter les ponts. Car cette solitude est un miracle. Ce château est une magie. Ni l'espoir ni l'amour ne défonceront les vieux murs. Les distances entre ici et là-bas ne sont pas de celles qu'on parcourt; tout simplement, le voyage n'existe pas. Pourquoi rêver d'une communication absolue ? II n'y a rien à communiquer hormis par les mots. A quoi servirait l'anastomose ? Que nous révélerait-elle que nous ne sachions déjà ? Non, non, ce qui comble, ce qui culmine sur la joie et peut-être même sur une manière d'extase incompréhensible, c'est le REGARD. Non pas le regard du contemplateur, qui n'est qu'un miroir. Mais le regard actif, qui va vers l'autre, qui va vers la matière, et s'y unit.
Le regard de tous les sens, aigu, énigmatique, qui ne conquiert pas pour ramener dans la prison des mots et des systèmes, mais qui dirige l'être vers les régions extérieures qui sont déjà en lui, et le recompose, le recrée dans la joie du mystère devenu demeure.

Pourquoi s'obstiner à voir dans les sentiments des forces séparées, parfois même contradictoires ?
Il n'y a pas plusieurs sentiments. Il n'y a qu'une seule forme de vie qui se manifeste à nous selon diverses forces. C'est elle qu'il nous faut retrouver.
Elle, le contraire du néant, la baie de jour, le fleuve de lumière et de feu, qui conduit, qui hale, sans cesse, sans faiblesse, ainsi, jusqu'à la mort.


In, « L'extase matérielle »

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