Louis Jouvet (1887 - 1951)
Voilà longtemps déjà que
je pratique mon métier, que je le ressens, le surveille comme on surveille une
habitude ; il me pénètre, et j'ai pris cette manie d'en chercher les effets en
moi et dans les autres, d'en surveiller les manifestations.
Tout le théâtre, cet état
dramatique en moi, cette habitude de penser et de sentir pour les autres, par
les autres et à travers moi-même, cette attitude vis-à-vis d'un tiers offert,
de ce tiers qu'est le public, et vis-à-vis de moi, ces reflets que j'en fais et
dont je suis fait, ce comportement entre le soi que je suis et le moi que je me
suis donné, à travers tant de personnages, tout cela est là, sensible, visible
en moi, tout le long de ma journée, et je cherche à le penser, à le lier, à le
raisonner, et à m'en expliquer l'agencement, les raisons.
Je veux préciser mes
sensations, je note dans mes lectures des reflets de mes états (Proust),
j'écris des notes, et la vanité de m'exprimer moi-même me rattrape, me rejoint,
me retrouve dans ce moment de ma carrière où j'ai découvert cependant (depuis
longtemps déjà) que l'acteur n'est qu'une table d'harmonie.
[...]
Représenter, penser, puis écrire, pouvoir exprimer ses pensées
(ambitions d'un homme qui n'a pas besoin de penser), connaître les secrets de
son métier, à force d'habitudes, à force de réflexions avant le jeu, après la
fête de la représentation, pendant qu'on joue soi-même un personnage.
Arriver à comprendre,
puis à préciser, exprimer ses pensées, les écrire même, c'est le moment où j'en
suis dans ma carrière, dans ce métier où l'inexprimable est la recherche
continuelle, où la doublure d'un sentiment est une étoffe suffisante. C'est à
cela que j'arrive, et je fais en même temps cette découverte que c'est un
métier qui n'exige aucune pensée, aucune idée et que tout ce qu'on peut écrire
et tout ce qu'on a écrit — je l'ai lu — est inutile et vain, que c'est
amusement, mirage, et que l'explication ne sera jamais vraie que pour exciter
les autres à en chercher une nouvelle.
In « Le comédien
désincarné »
Théâtre Athénée Louis Jouvet
Photo
Yousuf Karsh (1949)