François Jacob
Dès notre plus jeune âge,
l'imagination s'empare des gens et des choses qu'elle rencontre pour les
triturer, les transformer, en prélever un trait ou un signe avec lesquels
s'érige notre représentation idéale du monde, un schéma qui devient notre
système de référence, notre code pour déchiffrer la réalité à mesure qu'elle se
présente.
Je porte ainsi en moi,
sculptée depuis l'enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une
continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon
caractère. Cette statue je l'ai modelée toute ma vie. Je lui ai sans cesse
apporté des retouches. Je l'ai affinée Je l'ai polie. La gouge et le ciseau,
ici, ce sont des rencontres et des combinaisons. Des rythmes qui se bousculent.
Des feuillets égarés d'un chapitre qui se glissent dans un autre au calendrier
des émotions. Des terreurs évoquées par ce qui est toute douceur. Un besoin
d'infini surgi dans les éclats d'une musique. Un plaisir faisant soudain
irruption sous la sévérité d'un regard. Une exaltation née d'une association de
mots.
Ainsi, je n'héberge pas seulement en moi un personnage idéal auquel je
me confronte sans cesse. Je porte aussi toute une série de figures morales, aux
qualités parfaitement contradictoires, que mon imagination voit toujours prêtes
à jouer mes partenaires dans des situations et des dialogues gravés dans ma
tête depuis mon enfance ou mon adolescence. Pour tous les rôles de ce
répertoire possible, pour tous les emplois qui m'entourent et me touchent
directement, je tiens ainsi des acteurs prêts à donner la réplique dans des
comédies et des tragédies écrites en moi de longue date.
Pas un geste là, pas un
mot qui ne soit imposé par la statue intérieure.
In « La statue
intérieure »
Photo Anne Van