Pascal Quignard (Le conte du voile)
Parrhasios le Peintre
offrit de combattre à Zeuxis le Peintre. Zeuxis hésitait à remettre en jeu son
titre de meilleur peintre de la Grèce mais il céda à la vanité et accepta le
duel.
Zeuxis le Peintre peignit
des raisins. Il voulut les reproduire d'une façon si parfaite que les oiseaux
fussent attirés. Il y parvint.
Il n'y a pas que la vue
des hommes qui se fascine dans la perception et s'égare dans les rêves. La vue
de tous les animaux s'abuse.
Un passereau, une
colombe, un merle se précipitent à tire-d'aile sur la muraille où leur bec se
brise.
Néanmoins ce fut
Parrhasios le Peintre qui triompha de Zeuxis.
Parrhasios avait peint
simplement sur la muraille blanche une toile blanche en lin.
Zeuxis se tourne vers
lui. Il est fier d'avoir abusé les oiseaux. Sur le carrelage on voit les petits
morceaux de bec brisés. Il s'écrie :
- Allez, à ton tour
maintenant, Parrhasios. Montre-nous, derrière ton voile (linteum), la peinture
que tu as faite !
Parrhasios sourit.
Zeuxis s'approche.
II avance la main, il
cherche à prendre le voile entre ses doigts. Il ne touche que la paroi.
Dans un premier temps il
comprend.
Dans un deuxième temps il
réfléchit.
Dans un troisième temps
il s'avoue vaincu.
*
L'argument est le suivant
: Ce n'est pas un oiseau que le peintre a abusé, mais le peintre.
Zeuxis a peint un
visible. Parrhasios a peint un ne-pas-voir.
En grec peintre se dit zoographos
(mot à mot celui qui écrit le vivant). En latin peintre se dit artifex (celui
qui a la technique du faire).
Le peintre a peint un
linge (un linge que le peintre a mis sur le visible comme le linge que l'homme
a mis sur le sexuel, comme le linge que l'homme a mis sur le mort).
Parrhasios dit :
- L'homme demande un
voile.
Alors Zeuxis lui cède la
palme avec une espèce de « modestie ».
Pudore, écrit Pline.
Le conte du rideau en lin
de Parrhasios le Peintre se trouve dans Pline, XXXV, 64.
Je songe au voile en lin
qui recouvre le fascinus dans la corbeille dans la villa des Vignerons à
quelques kilomètres de Pompéi. On l'appelle aussi la villa des Mystères.
Je songe au manteau que
ses fils - à reculons - viennent déposer sur le sexe dressé de Noé sous sa
tente.
Je songe au voile en lin
que la vierge Marie détache de son front et noue au-dessus du sexe de son fils
Jésus, mort sur le mont Calvaire, dans les faubourgs de Jérusalem, trois
siècles plus tard.
Pudore.
Cet objet qui retranche à
la vision n'est pas un objet. Ni même un espace. C'est le montré qui fait
oublier l'ostension. C'est l'invention de la toile. Car la beauté dissimule ce
monde à nos regards. C'est ce qui se dérobe à la vue qui retient l'attention et
mobilise les yeux dans le vide - qui n'est qu'un dérivé du trou.
In « Sordidissimes »
Photo Sheila Hicks “Linges” (détail)