Marcel Proust
Puis la dernière page
était lue, le livre était fini. Il fallait arrêter la course éperdue des yeux
et de la voix qui suivait sans bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre
haleine, dans un soupir profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis
trop longtemps déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements
à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les yeux
encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans la chambre ou
dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme, une de ces distances qui
ne se mesurent pas par mètres et par lieues, comme les autres, et qu'il est
d'ailleurs impossible de confondre avec elles quand on regarde les yeux « lointains »
de ceux qui pensent « à autre chose ».
Alors, quoi ? ce livre, ce n'était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné
plus de son attention et de sa tendresse qu'aux gens de la vie, n'osant pas
toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous
trouvaient en train de lire et avaient l'air de sourire de notre émotion,
fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens
pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne
saurait plus rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel
« Epilogue », avait eu soin de les "espacer" avec une
indifférence incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait
suivis jusque-là pas à pas.
L'emploi de chaque heure
de leur vie nous avait été narrée. Puis subitement : « Vingt ans après
ces événements on pouvait rencontrer dans les rues de Fougères un vieillard
encore droit, etc. » Et le mariage dont deux volumes avaient été employés
à nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis nous
réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une phrase
incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il avait été
célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet étonnant épilogue écrit,
semblait-il, du haut du ciel, par une personne indifférente à nos passions d'un
jour, qui s'était substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre
continuât, et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous
ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la
nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l'amour qu'ils nous
avaient inspiré et dont l'objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir
aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom
sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur
duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le
comprenions maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase
dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir l'univers
et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du
notaire, entre les fastes sans prestige du Journal de Modes illustré et
de la Géographie d'Eure-et-Loir . . .
In « Sur la
lecture »
Photo Océania ( merci
à Sim)