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Voyage dans les mots
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8 mai 2009

Jean Rouaud

ombre_chinoise_oiseau



Nous avions les lampes à pétrole. Quand la preuve était faite que tout le bourg était logé à la même enseigne, on les sortait du placard sous l'escalier, avec mille précautions pour ne pas déséquilibrer les fragiles tubes de verre et risquer, en les inclinant, de renverser une goutte de liquide qui poissait le pied des lampes et dont l'odeur âcre remplissait la maison. Jamais, après usage, maman ne les aurait rangées sans les avoir soigneusement nettoyées et réemballées dans des poches en plas­tique, maintenues par des élastiques, afin de les préserver de la poussière. De leur propreté dépen­dait la beauté de l'éclairage.

Les premiers hommes n'avaient sans doute pas une figure plus grave quand ils domestiquaient le feu. On escortait les lampes du couloir à la cuisine en grattant des allumettes pour ouvrir le chemin, jusqu'à ce que, déposées l'une au centre de la table, l'autre près du fourneau, elles fassent toute la pau­vre lumière. Une lumière très douce qui projetait nos ombres agrandies sur les murs et qui nous liait plus fort les uns aux autres tandis qu'au-dehors le vent soufflait en rafales. Enveloppés dans ce clair- obscur apaisant, on se serrait autour de la table, incapables de détacher nos regards de l'anneau incandescent sous sa cheminée de verre à l'extré­mité de la mèche serpentine baignant dans le réser­voir bleuté en forme de bulbe écrasé. Comme pour se chauffer, on approchait les mains de cette source lumineuse et, manière de jouer avec le feu, on improvisait bientôt un petit théâtre d'ombres chi­noises.

Régulièrement nos revues d'enfant, à la rubrique « Comment occuper tes jeudis plu­vieux », nous expliquaient, croquis à l'appui, la marche à suivre. Mais on avait beau s'appliquer, se tordre les doigts, on ne constatait d'une fois sur l'autre aucun progrès. Le canard se confondait avec le chien, l'âne avec le lapin, l'éléphant devait se contenter d'un index ballant pour sa trompe, et le dromadaire ne comptait plus ses bosses. Quant au chef indien, le seul humain de notre ménagerie fabuleuse, sa coiffe de plumes composée de cinq doigts écartés le faisait ressembler à une pelote d'épingles. Finalement, on en revenait à ce qu'on réussissait le mieux : l'oiseau, qui consiste simple­ment, en reliant les pouces, à battre des mains dans un lent mouvement d'ailes. Un oiseau indéfinissa­ble, mais qui avait au moins le mérite de s'envoler au bout de nos bras, comme une colombe sortie de la manche.

Pour moduler l'intensité de l'éclairage, il fallait manoeuvrer la petite molette de cuivre qui, au niveau du brûleur, règle la hauteur de la mèche. Celle-ci était-elle trop longue, à la pointe de la flamme étirée en un fuseau rouge sombre s'élevait un filet fuligineux qui traçait au plafond un dis­que noirâtre. EDF avait depuis longtemps ren­forcé son réseau, les coupures n'étaient plus qu'un lointain souvenir, que le plafond de la cui­sine gardait encore les stigmates de ces soirées à la chandelle.


lampe___p_trole___yael_12000

 

In « Des hommes illustres »

 

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Commentaires
Z
Les enfants de l'indigence, cachés au sein des grandes villes, connaissent encore l'éclairage à la bougie pour cause de factures impayées...les ombres chinoise, ou comment l'enfance trouve encore dans des jeux dépouillés, un peu de joie pour s'éclairer.
A
Avant que la fée électricité <br /> ne fasse disparaître <br /> lampes à pétrole et marine à voile <br /> les oiseaux rêvés s'envolaient des mains <br /> maintenant <br /> il arrive qu'ils meurent englués <br /> dans le pétrole des marées noires :<br /> un triste conte de fée !
D
Danse au bout du verre, long, long tube éclaire, clarté, chemin,<br /> rond de lumière,<br /> vacille l'œil et puis respire, chant des ombres avant le sommeil,<br /> épicele plat de la vie pour tous les mangeurs de pommes de terre,<br /> là ou s'envolent d'autres soleils.
F
C’est ce faible filament du spectre qui nous appelle à la sagesse de nous projeter sans fracas pour faire rayonner le monde entier avec l’innovation de nos intelligences et de nos âmes partageuses sans profit et sans esclavage !
L
Enfant, je les ai connues...et aimées. L'une d'elles sur son pied de marbre élancé, supportait le vase orné de petits poissons où gisait me pétrole. La couleur de sa lumière nous plongeait dans un monde un peu magicien, fait de douceur et d'ombres. Chinoises, quelquefois, en effet!
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