Philippe d'Iribarne
Le moyen le plus sûr de «
briser les féodalités » n'est-il pas de démettre les barons turbulents et
indociles et de les remplacer par des hommes dévoués au prince ? Ou encore,
tout en laissant aux premiers les titres et les honneurs qui leur sont dus, de
remettre la réalité du pouvoir à un entourage qui voue son existence au prince
?
Ces pratiques de notre monarchie ne sont pas inconnues de nos groupes
industriels (sans parler de notre Etat républicain). Nommer à la tête des
grands services, des grandes filiales, des hommes qui se distinguent par leur
fidélité envers celui qui détient le pouvoir suprême ; ou encore, quand ceux
qui sont en place ont l'échine un peu raide et paraissent trop solides sur leur
siège, transférer autant que faire se peut la réalité du pouvoir à des états-
majors bien tenus en main, n'est-il pas le meilleur moyen de mener une
politique cohérente ?
Mais en fait pareille voie est lourde d'effets pervers.
Car un spectre se profile alors à l'horizon, une image honnie, celle du gouvernement
des courtisans (c'est-à-dire des valets du prince) et d'une obéissance
contraire à l'honneur.
Si un grand baron
indocile, mais respecté des siens, est remplacé par une créature du prince (ou
du moins par quelqu'un qui est perçu comme tel), le nouveau promu revêtira
aisément les pouvoirs formels de son prédécesseur. Il n'héritera ni de sa
légitimité, ni de sa capacité à mobiliser ses troupes. Il risque fort
d'exacerber chez celles-ci la tendance de chaque groupe à se retrancher dans
ses coutumes et ses privilèges (à l'image de ce qu'a connu la France d'Ancien
Régime).
Certes l'opération réalisée au sommet peut être répétée à un échelon inférieur,
aux dépens des seigneurs de moindre rang trop peu dociles. Mais les effets
seront les mêmes. Et on verra s'installer chez ceux qui ne se retireront pas
dans leur fierté, une obéissance servile envers un pouvoir craint sans être
respecté... A moins que les nouveaux venus, pris par le désir d'être reconnus
par les leurs, ou pris d'enthousiasme pour leur cause, ne deviennent de
nouveaux barons indociles.
De même, si de grands pouvoirs sont donnés aux multiples échelons de la
bureaucratie des sièges sociaux, perçue comme héritière de la domesticité des
princes, et à laquelle il est impossible de se soumettre sans forfaire à
l'honneur, on verra fleurir mille défenses visant à protéger cet honneur.
Chacun manifestera son indépendance, de façon d'autant plus éclatante qu'elle
est menacée. Et on entrera dans un cercle vicieux liant les conduites de
sièges sociaux qui cherchent à assurer leur emprise pour corriger les dérives
que provoquent les manifestations d'indépendance des barons, et des
manifestations d'indépendance inspirées par le refus d'accepter un statut
servile.
Est-ce à. dire qu'il
faille accepter passivement l'existence de barons indociles et celle de
filiales, d'usines, de services qui mènent leurs stratégies de puissances
autonomes, au mépris d'une politique d'ensemble ? Non, certes. Mais pour éviter
pareilles dérives, il vaut mieux utiliser les ressources qu'offre le sens de
l'honneur de chacun, que de heurter celui-ci de front.
En même temps qu'il
incite à défendre son rang, le sens de l'honneur interdit de défendre ses
intérêts, et même ses droits, de manière vile, en manifestant une âpreté qui ne
sied qu'à une personne de basse extraction. Et il pousse à « se sentir responsable
» dès que l'on exerce, ne serait-ce qu'informellement, un certain pouvoir. Ces
exigences fondent un mode de coordination qui, mis en oeuvre de manière
appropriée, peut se montrer tout à fait efficace.
Illustration « Le
loup et le chien », J-J Grandville