Arnaud et Lancelot
Jusqu'ici, nous n'avons
considéré dans la parole que ce qu'elle a de matériel, et qui est commun, au
moins pour le son, aux hommes et aux perroquets.
Il nous reste à examiner
ce qu'elle a de spirituel, qui fait l'un des plus grands avantages de l'homme
au-dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves
de la raison : c'est l'usage que nous en faisons pour signifier nos pensées, et
cette invention merveilleuse de composer de vingt-cinq ou trente sons cette
infinie variété de mots, qui, n'ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui
se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le
secret, et de faire entendre à ceux qui n'y peuvent pénétrer, tout ce que nous
concevons, et tous les divers mouvements de notre âme.
Ainsi l'on peut définir les mots, des sons distincts et articulés, dont les
hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées.
C'est pourquoi on ne peut
pas bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont enfermées
dans les mots, qu'on n'ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos
pensées, puisque les mots n'ont été inventés que pour les faire connaître.
Tous les philosophes
enseignent qu'il y a trois opérations de notre esprit :
Concevoir – Juger - Raisonner
- Concevoir, n'est autre chose qu'un simple regard de notre
esprit sur les choses, soit d'une manière purement intellectuelle, comme quand
je connais l'être, la durée, la pensée, Dieu ; soit avec des images
corporelles, comme quand je m'imagine un carré, un rond, un chien, un cheval.
- Juger, c'est affirmer qu'une chose que nous concevons
est telle, ou n'est pas telle : comme lorsqu'ayant conçu ce que c'est que la terre,
et ce que c'est que rondeur, j'affirme de la terre, qu'elle est ronde.
- Raisonner, est se servir de deux jugements pour en faire un
troisième : comme lorsqu'ayant jugé que toute vertu est louable, et que la
patience est une vertu, j'en conclus que la patience est louable.
D'où l'on voit que la troisième opération de l'esprit n'est qu'une extension de
la seconde ; et ainsi il suffira, pour notre sujet, de considérer les deux
premières, ou ce qui est enfermé de la première dans la seconde ; car les
hommes ne parlent guère pour exprimer simplement ce qu'ils conçoivent, mais
c'est presque toujours pour exprimer les jugements qu'ils font des choses
qu'ils conçoivent.
Le jugement que nous
faisons des choses, comme quand je dis, la terre est ronde, s'appelle
PROPOSITION ; et ainsi toute proposition enferme nécessairement deux termes ;
l'un appelé sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; et
l'autre appelé attribut, qui est ce qu'on affirme, comme ronde ; et de
plus la liaison entre ces deux termes, est.
Or il est aisé de voir que les deux termes appartiennent proprement à la
première opération de l'esprit, parce que c'est ce que nous concevons, et ce
qui est l'objet de notre pensée ; et que la liaison appartient à la seconde,
qu'on peut dire être proprement l'action de notre esprit, et la manière dont
nous pensons.
Et ainsi la plus grande distinction
de ce qui se passe dans notre esprit, est de dire qu'on y peut considérer
l'objet de notre pensée, et la forme ou la manière de notre pensée, dont la
principale est le jugement : mais on y doit encore rapporter les conjonctions,
disjonctions, et autres semblables opérations de notre esprit, et tous les
autres mouvements de notre âme, comme les désirs, le commandement,
l'interrogation, etc.
Il s'ensuit de là que,
les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans
leur esprit, il faut aussi que la plus générale distinction des mots soit que
les uns signifient les objets des pensées, et les autres la forme et la manière
de nos pensées, quoique souvent ils ne la signifient pas seule, mais avec
l'objet, comme nous le ferons voir.
Les mots de la première
sorte sont ceux que l'on a appelés noms, articles, pronoms, participes,
prépositions et adverbes ; ceux de la seconde sont les verbes, les
conjonctions, et les interjections ; qui sont tous tirés, par une suite nécessaire,
de la manière naturelle en laquelle nous exprimons nos pensées.
In « Grammaire
générale raisonnée », 1803
Photo « Entre les
murs », Internet