Lorand Gaspar
Je n'ai jamais éprouvé le
sentiment que l'écriture pût être une activité foncièrement différente de la
plupart des autres qui nous aident à vivre et incitent à réfléchir. Mais au
fond c'est notre vie, si réelle et si éphémère, qui nous fait réfléchir - et cette
possibilité que nous avons de le faire, c'est-à-dire de nous regarder de
l'extérieur, tout en étant au-dedans.
Peut-on écrire sans avoir rien vécu, sans rien connaître des joies, des
douleurs, des angoisses et des deuils qui questionnent l'existence ? Oui, on
peut tourner le dos à la vie, aux choses réelles et à nos rapports avec cette
réalité et jouer avec les mots. Pourtant, pouvons-nous ignorer que même ce
refus, même ce jeu abstrait nous pouvons le faire parce que nous sommes
vivants, participant pour un temps d'une activité qui nous déborde ?
J'aimais, et j'aime toujours mon métier de médecin, mais j'avais, et j'ai
toujours besoin d'écrire. Pour passer du soin des malades aux feuilles de mes
carnets, ou à des bouts de papier, la distance est moins importante qu'elle ne
paraît. C'est toujours notre vie limitée, ses sources, ses rapports, ses
douleurs et ses joies qui sont interrogés. L'écriture n'est pas la bouffée
d'air frais qui me lave des soucis quotidiens ; il est vrai cependant qu'elle
me permet souvent de les mieux éclairer, de les « ordonner », parfois, c'est
vrai, de les oublier.
La démarche du médecin ne me paraît pas bien différente. Arriver à trouver les
mots et les formes qui nous apparaissent justes pour exprimer ce qui est en
mouvement dans le corps et dans la pensée est un cheminement de proche en
proche un peu à la manière dont est établi un diagnostic difficile. Les
jaillissements qui surprennent parfois sont de la matière brute, et demandent
un long travail d'interrogation, d'ajustement, de mise au point.
Dans toutes ces approches que nous devons sans cesse reprendre, il y a un
commencement d'ouverture qui nous invite à persévérer.
In « Approche de
la parole »
Photo Océania