Claude Esteban
Du grand arbre qui se
dressait dans le parc, il ne reste que le tronc meurtri et quelques branches.
Je croyais pourtant qu'il vieillirait sans fin. C'était un arbre illustre et
deux fois centenaire. Une plaque verte, mangée par la rouille, indiquait son origine
et son nom en latin, la date aussi de sa naissance, comme s'il se fût agi d'une
personne mémorable, et il l'était en effet. Un chêne roux, majestueux,
bruissant à peine sous le vent avec le dôme de ses feuilles brunes qui
pâlissaient au soleil.
Nous allions lui rendre
visite à l'improviste, un matin, un soir, juste pour nous assurer qu'il était
bien là. Sans même nous concerter, nous obéissions à un rituel immuable. Nous
le reconnaissions de loin, dominant de toute sa masse l'entrelacs tortueux des
pins, et nous marchions vers lui, soudain silencieux, délivrés du bruit du
monde. La jeune femme s'approchait la première, elle souriait un peu,
s'assurait que personne ne risquait de la surprendre, puis très vite, elle
étreignait l'arbre de tout son corps, les bras ouverts en serrant le tronc
énorme, la tête contre l'écorce, les yeux clos. Je faisais mine de
m'impatienter, je me moquais doucement de cette étrange façon de saluer notre
ami, de le séduire, mais quand elle se retournait, je lisais dans son regard le
bonheur qu'elle venait de vivre. Elle avait entendu, me disait-elle, battre le
coeur de l'arbre, elle avait senti sous ses doigts la sève lente qui montait,
qui lui communiquait de sa force.
La jeune femme rayonnait,
elle voulait que je suive son exemple, et moi, si pudibond, je m'enhardissais,
et j'effleurais d'une main furtive cette monstrueuse patte posée là pour
toujours sur la pelouse.
C'était un soir, c'était un matin, et depuis tant d'années. Pourquoi a-t-il fallu qu'une tempête s'interpose entre l'arbre et nous, que la foudre le blesse, que se réveillent les mauvais démons? Nous n'avons pas cédé, l'arbre est intact dans notre mémoire. C'est à nous, maintenant, qu'il appartient de veiller sur lui, de l'enraciner dans ce temps que nous inventons ensemble.
In « La mort à
distance »
Photo perso