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Voyage dans les mots
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27 février 2009

Océania (Cornes de gazelle)

Cornes_de_gazelle___Suika__flickr_


 

 « Tes deux bras Karim, je suis en porte-à-faux, accroche-toi à mon cou !»

Nous sommes sur le parvis de l’hôpital, des hommes nous regardent mais ils ne peuvent pas nous aider,  ils sont également installés dans des fauteuils roulants.

D’abord la tête, puis le corps, ensuite les jambes. Tout est dans la voiture, c’est pas d’équerre, mais tout y est, on va mettre de l’ordre. Recentrer le buste décalé par rapport aux jambes, réajuster les vêtements pliés en accordéon vers le haut, bien poser les pieds par rapport aux hanches déboîtées….

- ça va ?

- c’est bon.

Replier le fauteuil, poser l’engin barbare dans le coffre.

 

En route vers M..., quartier arabe d’A... où habite la maman de Karim.

Il a mal, chaque relief, petit trou ou inégalité de l’asphalte se répercute dans ses os.

Sueurs froides qu’il éponge avec un gant de toilette. Il critique tout, la route choisie, ma façon de conduire, pas assez chaud, vérifie si nous n’avons rien oublié, moue de dédain envers la musique jazzy, est-ce chaleur ou climatisation ?

Son corps s’est déhanché, je m’arrête, je sors de la voiture et du côté passager, je redresse le corps pour qu’il se remboîte dans ses pseudo articulations de merde, je dis bien de merde.

- ça va ?

- c’est bon.

En route. Il fait chaud, trop chaud pour moi, bien pour lui, il s’endort, la tête penchée et la main bloquant le gant de toilette dans le creux du cou.

Je roule lentement ; quand une voiture me suit, j’allume les signaux danger afin qu’elle me dépasse plutôt que manifester une impatience qui m’agace très fort dans cette situation.

Nous arrivons à M.... Karim émerge, commente : « roule plus lentement, freine, fais une marche arrière, stop »

Peu de monde, quelques silhouettes sur les trottoirs, il est 14h et c’est le Ramadan.

Regards attentifs, curieux, suspicieux. La plaque immatriculée à l’étranger attire, intrigue : qu’est-ce que c’est cette bourge à côté d’un arabe, d’un jeune arabe ?

Nous sommes à l’arrêt, la musique jazzy toujours en cours, « The man I love… », les hommes approchent, cinq, six, amis, famille, embrassent Karim par la vitre baissée, baiser rituel, main sur le cœur, ils me tendent la main, je serre, re-main sur le cœur, c’est-à-dire sur la poche de chemise où se trouve peut-être le shit.

Question prioritaire du moment : qui va porter Karim jusqu’au deuxième étage ?

Le compagnon de sa sœur va s’en charger. Mais il faut d’abord déloger une grosse Mercedes qui prend la place de deux voitures devant la porte de l’immeuble.

Malek prend Karim dans ses bras, je donne le fauteuil à un autre homme et je suis avec les sacs, le Tupperwear qui avait contenu le couscous offert lors de la visite précédente.

Un homme qui porte un homme, ça touche, ça s’imprime. Des bras d’homme qui s’accrochent au cou d’un autre homme, un homme qui a de la force et qui monte deux étages avec un corps à bout de bras, c’est de la vie.

C’est de la vie dans des volées d’escalier d’immeuble pourri.

Karim est installé dans un des fauteuils du salon, la télévision est allumée : « Chapeau melon et bottes de cuir », embrasser la maman, Nadia la sœur, Samuel treize ans le fils de la sœur, Karina la nièce de quinze ans.

Lumière des regards.

La maman s’est coupée cruellement en essuyant un verre qui s’est brisé entre ses doigts, gros bandage blanc à la main droite.

Je ressens bien la place que Karim prend, se donne et impose au sein de la famille, dans le volume de la pièce, dans le mental et le cœur de chacun, avec la part de refus, de négation, d’usure, d’amour et d’inch’Allah.

 

Tout se passe bien.. Je demande à Karim si sa maman, qui ne parle pas français, n’était pas une petite fille, ensuite une jeune fille rieuse et joyeuse ?

Oui, la vie était belle et légère, elle aimait son promis.

Puis, il y a eu dix enfants et quelques épreuves...

Son mari, le père de Karim est mort il y a un an.

C’est la première fois que j’observe son œil ourlé d’une joie inhérente à son caractère.

Karim parle arabe avec sa mère, il traduit, je réponds, il transmet.

Le regard qu’il pose sur sa maman est beau, clair et souriant.

Son corps est tordu, il tremble, il sue. On lui apporte un verre de lait chaud avec une goutte de café, non moi je ne veux rien, mais je craque devant les cornes de gazelle préparées par sa maman.

Nous sommes les seuls à manger, Ramadan oblige.

Karim attend...

Il attend Malek qui est allé chercher « ce qu’il faut » et qui ressemble à du chocolat emballé dans un papier cellophane...

 

Photo « Cornes de gazelle, Suika (flickr)

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Commentaires
F
UN texte fort et touchant à la fois. Tranche de vie, "tronches" de vie, tu nous donnes à voir à entendre, à sentir.
D
Evidemment, porter physiquement quelqu'un, c'est aussi plus difficile que maintenant : la virtualité des mots manque parfois de muscles.
N
Vos mots Océania?<br /> Aimer cette histoire qui ressemble ,comme deux gouttes à la vraie vie.
E
Folies de la vie....Merci de cette tranche où nos "folies" se sont mêlées pour la VIE.<br /> Elisabeth.
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