Christian Bobin
Il y a quelque chose de
terrible dans chaque vie.
Il y
a, dans le fond de chaque vie, une chose terriblement lourde, dure et âpre.
Comme
un dépôt, un plomb, une tache. Un
dépôt de tristesse, un plomb de tristesse,
une tache de tristesse. À part les
saints et quelques chiens errants, nous sommes tous plus ou moins
contaminés par la maladie de la tristesse.
Plus ou moins. Même dans nos fêtes elle peut se voir.
La
joie est la matière la plus rare dans
ce monde. Elle n'a rien à voir avec
l'euphorie, l'optimisme ou l'enthousiasme.
Elle n'est pas un sentiment. Tous nos sentiments
sont soupçonnables. La joie ne vient pas
du dedans, elle surgit du dehors — une chose de rien, circulante, aérienne, volante. On lui accorde beaucoup moins de crédit qu'à la tristesse
qui, elle, fait valoir ses antécédents, son poids, sa profondeur. La joie n'a aucun antécédent, aucun poids, aucune profondeur. Elle est toute en commencements, en envols, en vibrations d'alouette.
C'est la chose la plus
précieuse et la plus pauvre du monde. Il n'y
a guère que les enfants pour la voir.
Les enfants, les saints, les chiens errants. Et toi. Tu l'attrapes au
vol, tu la redonnes aussitôt, il n'y a rien
d'autre à en faire. Et tu ris, tu ne
sais que rire devant tant de richesse donnée, reçue.
Tu as pourtant affaire,
comme chacun, à cette chose terrible dans ta
vie, à cette ombre terriblement
lourde, dure, âpre. Tu lui fais place
comme au reste. Tu ouvres la porte à la tristesse si aimablement qu'elle en est
perdue, qu'elle en perd ses manières sombres
et qu'on ne la reconnaît plus.
La
grâce se paie toujours au prix fort. Une joie infinie ne va pas sans un courage également
infini. Dans tes
rires c'est ton courage que j'entendais — un
amour de la vie si puissant que même la vie ne
pouvait plus l'assombrir.
In
« La plus que vive »
Photo
« Red dance » - Frédéric Pavot