Océania ( Le vert paradis...)
La maison familiale offre
une vitrine sur un coin de la rue principale.
Une femme bouge derrière la fenêtre, elle ouvre et tend les bras, se met sur la
pointe des pieds, accroche, épingle, drape, donne vie aux étoffes nouvellement arrivées.
Chaque lundi, jour de marché, la présentation change.
Les badauds viennent voir, attirés par l'exubérance de ces cotons, soies et
lainages.
L’économie de l'époque, les coutumes locales impliquent la modestie des
porte-monnaies, la sobriété des gestes et la vie à l'abri des regards, derrière les volets clos.
Alors, cet étalage, ça étonne.
*
Sur l'autre coin, même
côté, un peintre installe son chevalet dans la courette devant la maison
entourée d'une grille.
Il peint la boulangerie
d'en face.
« Je regardais,
j'observais la progression de chaque trait, chaque touche...
Je prenais conscience
du dessin, de la reproduction, j'étais fasciné.
A la maison, j'ai pris
du papier et un crayon et moi aussi j'ai dessiné la boulangerie.
Ce fut un moment
important pour moi ; il est probablement à l'origine des lignes, des dessins
que je trace aujourd'hui... »
*
Dans les poches de ta
culotte courte, tu as subrepticement glissé du fil, un hameçon, un flotteur.
Après le marronnier,
c'est la nature, le terrain d'aventure, l'étang.
Trouver un petit bâton
pour remuer la terre, attraper les vers qui sortent en se tortillant. Trouver
un bâton plus long auquel tu noues le fil complété du flotteur et de l'hameçon.
Le temps, le rêve
concentration, observation
le guet, l'affût
le vent, le soleil, les
fougères.
Après l'étang, une ferme,
le bout du monde...
Mais l'Angélus sonne, il
est tard,
tu devrais déjà être à la
maison.
Tu cours, tu trottes,
tout est fermé au village.
Derrière les fenêtres
occultées,
les familles autour de la table,
récitent la
prière avant le repas.
Tu arrives essoufflé,
petit garçon craquant.
*
L'école ne veut plus d'un
garçon qui, obéissant à une intuition - si pas à un ordre intime - déchire
calmement, méthodiquement les pages de son livre de lecture.
Assis, jambes écartées
dans ce qui fut un poulailler, il est absorbé par sa tâche : mettre en morceau
les images-clichés de l'apprentissage des mots et des phrases
ll déchiquète maman qui
repasse, papa qui lit le journal en fumant la pipe, la petite soeur qui berce
sa poupée et le garçon qui joue au train électrique.
Aujourd'hui, tu ne te
souviens plus de la raison de ton acte. Il devait y avoir une raison, tu en
avais atteint l'âge, déjà les germes du discernement naissaient et t'instituaient
apprenti-guerrier des idées reçues et vigile de l'endormissement.
Certaines écoles
rejettent les apprenti-guerriers comme on lance une grenade amorcée — danger
subversif d'une certaine couleur de l'intelligence.
D'ailleurs, le livre de
lecture déchiré n'est peut-être que le prétexte, une occasion à saisir pour
écarter ce gamin agaçant qui ne paie pas le prix fort pour son goût de la vie.
Du moins, pas encore.
A la deuxième école, le
préau est démoli. Bull dozer et pelle mécanique s'activent.
« Ca n'a plus rien à
voir ! »
Tu as du mal à partager
quelque chose qui a disparu. Pourtant, même sans le préau et avec les travaux,
j'imagine l'ambiance des récréations, ses jeux, ses tractations, ses alliances,
ses trahisons, ses pactes.
« Cette école-là, je
m'y sentais bien. »
Mais aujourd'hui, tu
fuis, ça n'a plus rien à voir...
*
Poursuivi par une bande
de garçons, tu frappes à sa porte et tu te réfugies chez elle.
Parfois, tu viens
simplement lui dire bonjour.
Agnès, la bonne de tes
parents a épousé le fils du boucher qui lui a fait un bébé.
Tu aimes ses cheveux, ses
joues, son décolleté, elle sent bon.
Le tissu de sa jupe est
rose à petites fleurs, fin et souple il épouse ses fesses que tu regardes
bouger.
Elle est gentille, elle
t'accueille, tu te sens bien chez elle. Son regard est bienveillant.
Petit homme aux sens
éveillés, attentif aux mots et à leur intonation, réceptif aux gestes simples
de l'affection.
Est-elle encore en vie
?
Me reconnaîtrait-elle ?
Elle m'aimait bien.
*
La même échelle instable
pour atteindre la cabine de projection.
« Je suis d'ici... »
dis-tu à la jeune fille
qui nettoie le sol. Mot de passe initiatique.
Le ton est complice, son
visage s'adoucit.
« Etre d'ici » implique
une connaissance, un savoir tacite.
Je ne me souviens plus si
tu as raconté beaucoup de choses au sujet de la salle des fêtes mais j'ai en
mémoire la douceur ample de ta voix et la couleur de tes yeux quand tu as dit :
« Je suis d'ici... »
*
C'est quoi ce mur ?
De quel droit ?
De quelle sauvagerie ?
Impossibilité de trouver
un passage.
Trembler de frustration, d'impuissance.
Et mon enfance ?
Pétrifiée, mon enfance
?
De toutes ses forces
vouloir aller de l'autre côté,
retrouver les traces du
paradis,
le fil de la rivière, le
bois du Trolin, les peupliers,
la source,
les canorgues
la vie à découvrir...
après... qu'est-ce qu'il
y a, après... ?
*
« Je me sens
triste ce soir...
une tristesse de
l'ordre du Leff...
Ils m'ont mis en
prison
j'avais huit ans
ils nous ont mis tous
les quatre en pension
et ils sont partis en
Hollande,
pas de visite le
week-end, pas de sortie,
pendant dix ans...
je tenais k main de
mon grand frère je ne comprenais pas...
Ma soeur était choquée dans la cour de
récréation,
cette bande hurlante
de garçons, des brutes...
k soir, m'endormir en
pensant au Leff...
m'évader... »
Le chagrin qui ne parle pas
murmure au cœur gonflé
l'injonction de se briser.
Shakespeare, Macbeth
Comment as-tu enduré le
délai ?
Quels désirs pour remplir
l'heure,
Quelle espérance pour
combler le temps ?
Quelle nourriture pour ta
faim,
contre ta faim ?
Contre l'incompréhension
?
Y a-t-il eu un jour
réparation ... ?
De toi, venant de toi,
as-tu fait quelque chose pour réparer ?
As-tu pris appui sur la
blessure ?
Une décision de vie ? de
comportement ?
Est-ce l'instinct,
l'intuition, le désir qui t'ont conduit sur un chemin
où tu as pu agir,
étudier,
rire et accomplir les
gestes nécessaires à l'enfouissement de la plaie,
sans pour autant
cicatriser ?
Où as-tu pu prendre et
recevoir,
où as-tu pu partager
et constater que ta
matière n'était ni polluée, ni calcinée ?
Seulement sensible,
extrêmement, sur plusieurs strates.
Le soir, dans le dortoir,
te remémorer le bruissement de la rivière, sa fraîcheur,
les herbes, les arbres,
la lumière, les senteurs, la soif, la pêche dans l'étang,
les femmes douces et
aimantes,
te toucher pour sentir
que tu existes.
Les yeux fermés, les yeux
ouverts,
couché dans l'obscurité,
à ton petit âge
tu conjuguais le bonheur
à l'imparfait.
Blessure d'enfance,
adversaire ou complice,
alchimie intime d'une
jubilation
légère, grave et
progressive
dans la beauté des
choses.
*
Tu es revenu.
Tu as contourné la
dictature du mur aveugle.
Au creux d'une combe, tu
découvres un moulin alimenté par le Leff.
Tu marches dans l'herbe
grasse et spongieuse, tu longes la rivière.
Ton pas est impatient.
Tu refuses la première
traverse, trop étroite.
La suivante est plus
large, tu t'y engages et tu passes d'une rive à l'autre.
Le reflet brisé de ta
silhouette funambule se fond dans l'eau vive et rejoint, tel un développement
fractal, la mémoire du reflet vif argent d'un enfant amoureux.
Etreinte des
retrouvailles, dans la bouche le goût retrouvé d'un paradis perdu,
dans les méandres des
eaux élargies, sereines, apaisées, ça danse, ça s'étire,
courant sensuel,
profond qui vibre entre les jambes, la vie bande.
Tu es revenu homme
devenu, ayant appris que les rives font la rivière,
que l'eau sculpte son lit
comme elle coule,
que les nuages et les
étoiles se baignent dans son courant,
Tu es revenu homme
passeur, éveilleur sensible
lançant des passerelles
vers des rives non foulées,
vérifiant l'assise du
pied, le rythme du pas,
en avant calme et droit.
Comme les saumons
remontent le courant pour frayer, se reproduire,
un homme peut-il remonter
sa rivière,
arpenter la terre de ses
amours enfantines ?
Cet homme géomètre
devenu,
peut-il toutes mesures
prises et jalons posés,
naître une seconde fois tel qu'il est ?
Photo de la rivière Le
Leff