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Voyage dans les mots
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7 janvier 2009

Océania ( Le vert paradis...)

Le_Leff



La maison familiale offre une vitrine sur un coin de la rue principale.
Une femme bouge derrière la fenêtre, elle ouvre et tend les bras, se met sur la pointe des pieds, accroche, épingle, drape, donne vie aux étoffes nouvellement arrivées.
Chaque lundi, jour de marché, la présentation change.
Les badauds viennent voir, attirés par l'exubérance de ces cotons, soies et lainages.
L’économie de l'époque, les coutumes locales impliquent la modestie des porte-monnaies, la sobriété des gestes et la vie à l'abri des regards, derrière les volets clos.
Alors, cet étalage, ça étonne.

 

*


Sur l'autre coin, même côté, un peintre installe son chevalet dans la courette devant la maison entourée d'une grille.

Il peint la boulangerie d'en face.

 

« Je regardais, j'observais la progression de chaque trait, chaque touche...

Je prenais conscience du dessin, de la reproduction, j'étais fasciné.

A la maison, j'ai pris du papier et un crayon et moi aussi j'ai dessiné la boulangerie.

Ce fut un moment important pour moi ; il est probablement à l'origine des lignes, des dessins que je trace aujourd'hui... »

 

*

Tu quittes la maison, tu vas vers tes jeux.

Dans les poches de ta culotte courte, tu as subrepticement glissé du fil, un hameçon, un flotteur.

Après le marronnier, c'est la nature, le terrain d'aventure, l'étang.

Trouver un petit bâton pour remuer la terre, attraper les vers qui sortent en se tortillant. Trouver un bâton plus long auquel tu noues le fil complété du flotteur et de l'hameçon.

 

Le temps, le rêve

concentration, observation

le guet, l'affût

le vent, le soleil, les fougères.

Après l'étang, une ferme, le bout du monde...

Mais l'Angélus sonne, il est tard,

tu devrais déjà être à la maison.

Tu cours, tu trottes, tout est fermé au village.

Derrière les fenêtres occultées, 

les familles autour de la table,
récitent la prière avant le repas.

Tu arrives essoufflé, petit garçon craquant.

 

*

 

L'école ne veut plus d'un garçon qui, obéissant à une intuition - si pas à un ordre intime - déchire calmement, méthodiquement les pages de son livre de lecture.

Assis, jambes écartées dans ce qui fut un poulailler, il est absorbé par sa tâche : mettre en morceau les images-clichés de l'apprentissage des mots et des phrases

ll déchiquète maman qui repasse, papa qui lit le journal en fumant la pipe, la petite soeur qui berce sa poupée et le garçon qui joue au train électrique.

 

Aujourd'hui, tu ne te souviens plus de la raison de ton acte. Il devait y avoir une raison, tu en avais atteint l'âge, déjà les germes du discernement naissaient et t'instituaient apprenti-guerrier des idées reçues et vigile de l'endormissement.

Certaines écoles rejettent les apprenti-guerriers comme on lance une grenade amorcée — danger subversif d'une certaine couleur de l'intelligence.

D'ailleurs, le livre de lecture déchiré n'est peut-être que le prétexte, une occasion à saisir pour écarter ce gamin agaçant qui ne paie pas le prix fort pour son goût de la vie.
Du moins, pas encore.

 

A la deuxième école, le préau est démoli. Bull dozer et pelle mécanique s'activent.

« Ca n'a plus rien à voir ! »

Tu as du mal à partager quelque chose qui a disparu. Pourtant, même sans le préau et avec les travaux, j'imagine l'ambiance des récréations, ses jeux, ses tractations, ses alliances, ses trahisons, ses pactes.

« Cette école-là, je m'y sentais bien. »

Mais aujourd'hui, tu fuis, ça n'a plus rien à voir...

 

*

 

Poursuivi par une bande de garçons, tu frappes à sa porte et tu te réfugies chez elle.

Parfois, tu viens simplement lui dire bonjour.

Agnès, la bonne de tes parents a épousé le fils du boucher qui lui a fait un bébé.

Tu aimes ses cheveux, ses joues, son décolleté, elle sent bon.

Le tissu de sa jupe est rose à petites fleurs, fin et souple il épouse ses fesses que tu regardes bouger.

Elle est gentille, elle t'accueille, tu te sens bien chez elle. Son regard est bienveillant.

Petit homme aux sens éveillés, attentif aux mots et à leur intonation, réceptif aux gestes simples de l'affection.

 

Est-elle encore en vie ?
Me reconnaîtrait-elle ?
Elle m'aimait bien.

 

*

Dans la salle des fêtes, rouge la salle, tout est comme avant.

La même échelle instable pour atteindre la cabine de projection.

 

« Je suis d'ici... »

dis-tu à la jeune fille qui nettoie le sol. Mot de passe initiatique.

Le ton est complice, son visage s'adoucit.

« Etre d'ici » implique une connaissance, un savoir tacite.

Je ne me souviens plus si tu as raconté beaucoup de choses au sujet de la salle des fêtes mais j'ai en mémoire la douceur ample de ta voix et la couleur de tes yeux quand tu as dit :
« Je suis d'ici...
»

 

*

 

C'est quoi ce mur ?
De quel droit ?
De quelle sauvagerie ?

 

Impossibilité de trouver un passage.
Trembler de frustration, d'impuissance.

 

Et mon enfance ?

Pétrifiée, mon enfance ?

 

De toutes ses forces vouloir aller de l'autre côté,

retrouver les traces du paradis,

le fil de la rivière, le bois du Trolin, les peupliers,

la source,

les canorgues

et puis... l'inconnu,

la vie à découvrir...

après... qu'est-ce qu'il y a, après... ?

 

*

 

« Je me sens triste ce soir...

une tristesse de l'ordre du Leff...

 

Ils m'ont mis en prison

j'avais huit ans

ils nous ont mis tous les quatre en pension

et ils sont partis en Hollande,

pas de visite le week-end, pas de sortie,

pendant dix ans...

je tenais k main de mon grand frère je ne comprenais pas...

Ma soeur était choquée dans la cour de récréation,

cette bande hurlante de garçons, des brutes...

k soir, m'endormir en pensant au Leff...

m'évader... »

 

Le chagrin qui ne parle pas

murmure au cœur gonflé

l'injonction de se briser.

 

Shakespeare, Macbeth

 

Comment as-tu enduré le délai ?

Quels désirs pour remplir l'heure,

Quelle espérance pour combler le temps ?

Quelle nourriture pour ta faim,

contre ta faim ?

Contre l'incompréhension ?

 

Y a-t-il eu un jour réparation ... ?

De toi, venant de toi, as-tu fait quelque chose pour réparer ?

As-tu pris appui sur la blessure ?

Une décision de vie ? de comportement ?

 

Est-ce l'instinct, l'intuition, le désir qui t'ont conduit sur un chemin

où tu as pu agir, étudier,

rire et accomplir les gestes nécessaires à l'enfouissement de la plaie,

sans pour autant cicatriser ?

Où as-tu pu prendre et recevoir,

où as-tu pu partager

et constater que ta matière n'était ni polluée, ni calcinée ?

 

Seulement sensible, extrêmement, sur plusieurs strates.

 

Le soir, dans le dortoir, te remémorer le bruissement de la rivière, sa fraîcheur,

les herbes, les arbres, la lumière, les senteurs, la soif, la pêche dans l'étang,

les femmes douces et aimantes,

te toucher pour sentir que tu existes.

 

Les yeux fermés, les yeux ouverts,

couché dans l'obscurité,

à ton petit âge

tu conjuguais le bonheur à l'imparfait.

 

Blessure d'enfance, adversaire ou complice,

alchimie intime d'une jubilation

légère, grave et progressive

dans la beauté des choses.

 

*

 

Tu es revenu.

Tu as contourné la dictature du mur aveugle.

 

Au creux d'une combe, tu découvres un moulin alimenté par le Leff.

Tu marches dans l'herbe grasse et spongieuse, tu longes la rivière.

Ton pas est impatient.

Tu refuses la première traverse, trop étroite.

La suivante est plus large, tu t'y engages et tu passes d'une rive à l'autre.

 

Le reflet brisé de ta silhouette funambule se fond dans l'eau vive et rejoint, tel un développement fractal, la mémoire du reflet vif argent d'un enfant amoureux.

Etreinte des retrouvailles, dans la bouche le goût retrouvé d'un paradis perdu,

dans les méandres des eaux élargies, sereines, apaisées, ça danse, ça s'étire,
courant sensuel, profond qui vibre entre les jambes, la vie bande.

 

Tu es revenu homme devenu, ayant appris que les rives font la rivière,

que l'eau sculpte son lit comme elle coule,

que les nuages et les étoiles se baignent dans son courant,

 

Tu es revenu homme passeur, éveilleur sensible

lançant des passerelles vers des rives non foulées,

vérifiant l'assise du pied, le rythme du pas,

en avant calme et droit.

 

Comme les saumons remontent le courant pour frayer, se reproduire,

un homme peut-il remonter sa rivière,

arpenter la terre de ses amours enfantines ?

 

Cet homme géomètre devenu,

peut-il toutes mesures prises et jalons posés,

naître une seconde fois tel qu'il est ?


Photo de la rivière Le Leff

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Commentaires
L
Ce texte m'a tellement plu que je l'ai imprimé.<br /> Lecture et re lecture, merci de vos Mots.<br /> Bonne semaine.
F
Un texte émouvant dont on ne parvient pas à se détacher.Aller-retour dans le temps d'une vie.<br /> J'ai aimé<br /> "Les yeux fermés, les yeux ouverts,<br /> <br /> couché dans l'obscurité,<br /> <br /> à ton petit âge<br /> <br /> tu conjuguais le bonheur à l'imparfait."
T
En vous lisant, j'ai ressenti la fraîcheur du ciment du préau sous nos culottes courtes, l'été à l'école primaire, lorsque, assis en cercle, les joueurs d'osselets se concentraient sur le jeu habile de leurs mains.
A
Toujours autant de plaisir à vous lire. Le chagrin qui ne parle pas ... c'est magnifique.
Z
Cette succession de petits textes est étonnante, émouvante, elle me renvoie à ma propre enfance et a un lieu perdu, à jamais perdu, détruit par les bulldozers. Vernaison. J'ai maintes fois tenté de le décrire, de l'écrire, je n'y ai pas réussi. Je me rends compte en vous lisant Danielle, combien la perte de Vernaison est une blessure inguérissable. Dans ma mémoire il est encore dressé dans cette lumière particulière, si blonde des matins d'été, par-delà les années, je parviens encore à y trouver refuge quand le besoin s'en fait sentir.<br /> <br /> Quand à la citation de Shakespeare, je vous l'avais emprunté il y a quelques mois, un jour de chagrin.<br /> <br /> :)
Voyage dans les mots
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