François Cheng
Tout exilé connaît au
début les affres de l'abandon, du dénuement et de la solitude. Déchiré entre la
nostalgie du passé et la dure condition du présent, il expérimente une
souffrance plus « muette », plus humiliante, qui le tenaille : n'ayant qu'une
connaissance rudimentaire de la langue de son pays d'adoption, il se voit
réduit à un être primaire aux yeux de tous. Baragouinant des mots ou des
phrases parfois approximatifs, incapable d'un récit clair et cohérent, il donne
l'impression d'être dépourvu de pensées, voire de sentiments. Nancy Huston,
dans son très stimulant livre Nord perdu, dit qu'un exilé a beau être
bardé de diplômes qui attestent de l'ampleur de son savoir, il en vient, ébahi,
à envier les moindres enfants qui bavardent là, dans le métro, avec une
incroyable volubilité.
« Saint langage, honneur des hommes », a dit Paul Valéry. Le poète se plaçait
peut-être dans une perspective idéaliste. Ici, à un humble niveau existentiel,
l'exilé éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage, et se rend
compte combien le langage confère la « légitimité d'être ».
In « Le dialogue »
Photo Edouard Boubat,
Paris, 1948