Dominique Sampiero
Faire l'amour m'apprend à
écrire, et je ne fais rien, c'est l'amour qui me fait. Quand j'entre dans une
femme, c'est comme un gémissement, une parole prononcée par une bouche, et
même si la parole est toujours la même, la langue que j'entends accueille entre
ses lèvres mon pénis et chuchote le mot pour la première fois, l'amour vient
après ou ne vient pas, c'est selon, il remercie l'attachement, l'imperfection
et la rigidité d'avoir été prononcé, d'avoir entendu, au bas de mon ventre, la
corde des noeuds se délier, fouetter le sang, siffler, oui, siffler comme une
tempête, et d'être resté.
Quand j'entre dans une femme, pas toutes, seulement celles qui me donnent,
aveugle, la sensation du toucher parfait, car la verge est un doigt qui glisse
dans une bouche et devient langue, quand j'entre dans cette femme-là, les
contours sur ma présence se déchaînent, ondulent avec la phrase que je ne
connaîtrai jamais, la phrase des flux, des spasmes, d'être à la chair comme au
premier jour, debout, ébloui d'avoir quitté la terre des griffes et des sabots,
chutant dans le vertige d'un puits clair, sans fond, et je me débats à peine,
je regarde par la lucarne de mon visage, tout en haut, la lumière, je me débats
à peine et laisse fondre mon cadavre dans sa raideur de dernier souffle, car la
mort sait durcir le corps pour toujours, éternité de l'os apprise avec les
roches, les cavernes, les fossiles.
Quand j'entre dans une femme, c'est une parole étrange, une poésie de tous les
atomes, avec ses crissements de sable, de vague, de falaise et de désert, la
langue contre mes dents explore le palais mou et tendre, enrobant, pour que le
mot jaillisse de mes yeux, rayonne, m'apprenne que toucher la salive d'en bas,
c'est encore être, mais plus loin, plus vaste, dans le lieu pur de mes cuisses.
Ce qui m'enrobe à cet instant est comme un mot parfaitement dit, articulé avec
toutes ses formes, ses forces, celles, visibles, de sa graphie, et celles plus
secrètes, plus puissantes encore de son souffle, de son secret, de sa joie.
Plus la femme est longue, douce et fine, ouverte à me laisser mûrir, plus la
plainte est longue et m'emporte doucement dans un phrasé d'eau vive, d'écume
qui ne fond pas, de neige éternelle. Plus la femme s'effraie, se
recroqueville, plus je bégaie, balbutie, et la douleur viendra saigner à blanc.
Celle qui dit oui ne prononce rien d'autre que sa chair, la mienne, et c'est le
seul livre, inaccessible.
Celle qui dit non, je ne
lui en veux pas. J'emporte le manque comme une cicatrice, et je gratte à
l'endroit où le sexe m'a laissé son néant.
Quand j'entre dans une
femme, j'entre en moi, pour toujours, même si elle ne le permet pas, même si
j'oublie, les forces de la présence sont mon premier enfant. La légèreté
ensuite fait oeuvre de transparence. Je vois, à travers ma peau, le monde, les
oiseaux, les rivières, à travers la sienne aussi. Écrire alors est la vraie
vie, sans l'homme et la femme jadis séparés.
Parfois, ma verge est le mot exact d'une seule femme. Quand cela est possible,
parler retrouve la pureté du désir de parler, le premier élan. La pureté des
corps avant la langue dans le rêve de la langue. Ni haut ni bas. Ni dehors ni
dedans. Mon sexe dans la bouche, cousu de sèves, emportant de l'étreinte
l'autre moitié de l'oeuf, je berce Ève qui dort dans le silence de mon ventre
encore humide.
Puis tant d'immensité me panique : l'intimité est l'océan qui a mangé le ciel.
Je saute alors sur le téléphone comme un malade pour lire forcément, à un ami
que je dérange, mais qui ne proteste pas par timidité, par politesse, les
dernières pages de ma brûlure, rien de cabotin, ni de narcissique, là-dedans,
non plutôt la peur, peur que la phrase ne s'arrête pas et me tue : la dire
enfin à un autre m'apaise, et je sors de ma mort, acteur retrouvant, après
l'extase de son public, toute l'humanité de sa solitude. Mais c'est encore la
petite mort, dans le coquillage de l'oreille, perle où je m'enroule à la nacre
des ténèbres.
In « Celui qui dit les mots avec la bouche » Gallimard
(l’arbalète)
Photo Jean-François Cholley : Terre d’ombre brûlée,
gomme arabique, bichromate de potassium