Georges Perec
« Ce qui nous parle, me
semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire (…). Il
faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger,
comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le
parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou
bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques...
Dans
notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne
laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment
inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les
mines. Les « malaises sociaux » ne sont pas « préoccupants » en période de
grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent
soixante-cinq jours par an.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où
est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le
quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de
fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le
décrire ?
Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment
les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées,
comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est,
de ce que nous sommes.
Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui
parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé
chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. »
In « L’infra-ordinaire »
Photo stephmax50, « Moutons »