Antonio Tabucchi
Récemment, des
scientifiques très autorisés, ainsi que je l'ai lu dans une revue spécialisée,
ont cherché à établir où se situe le point central et le plus intime de la
connaissance — qu'ils ont appelé « l'âme ». Ils l'ont situé dans une partie du
cerveau.
Je ne suis pas d'accord avec eux : l'âme réside dans le sang. Non pas dans tout
le sang, naturellement, mais dans un seul globule, et du fait que celui-ci est
mélangé avec des milliards d'autres globules, il sera à jamais impossible,
même à un ordinateur si parfait qu'il ressemblerait à Dieu (car c'est de cela
que nous nous rapprochons), de trouver le minuscule globule qui contient notre
âme.
Ce sont les artistes et les mystiques qui, dans l'histoire de l'humanité, ont
compris et démontré quel est ce globule qui transporte l'âme. Un artiste sait
que dans un de ses livres de mille pages, par exemple La Recherche de
Proust ou La Divine Comédie de Dante, il y a un seul mot, qui est ce
globule rouge, qui transporte son âme : et tout le reste pourrait être oublié.
Debussy sait que dans son Après-midi d'un faune, ou dans ses Danses
sacrées et profanes, il n'y a qu'une seule note où est renfermée son âme.
Léonard de Vinci sait que dans sa Vierge aux rochers ou dans sa Joconde,
il n'y a qu'une touche de couleur où est vraiment contenue son âme. Il le sait,
sans toutefois savoir où cela se trouve. Et aucun critique ni aucun exégète ne
pourra jamais le découvrir. Pourquoi ?
Parce qu'il y a un fil barbelé qui entoure cette goutte de sang.
Il y a eu des moments dans
lesquels la circonstance historique, la libéralité de la société, l'apparent
bonheur de l'être nous ont fait croire que nous connaissions cette plaquette,
cette ineffable et minuscule créature de l'être grâce à laquelle, sur cette
terre, est née la vie et l'intelligence de celle-ci.
Ce furent certainement les moments les plus beaux et les plus heureux pour les
Connaisseurs, c'est-à-dire pour ceux qui avaient reçu de la nature le privilège
de comprendre pour tous les autres. Mais l'illusion est toujours éphémère.
Quand elle ne s'évapore pas par sa propre nature, elle périt par l'effet du fil
barbelé. Il y a deux fils barbelés fondamentaux qui agissent pour tuer la
compréhension de notre âme : l'un est celui que nous construisent les
autres, l'autre est celui que nous nous construisons nous-mêmes. Je ne parlerai
pas du premier : il est tristement connu dans notre siècle que Primo Levi a
résumé par cette formule sinistrement chimique : zyklon B, scission de l'atome
et fil barbelé. Et en cette époque de négationnisme et de révisionnisme selon
laquelle les cadavres des fosses communes des camps de concentration, les
montagnes de chaussures et de lunettes visibles à Auschwitz, ne sont que de la
fumée sortie des cheminées de l'imagination d'historiens sectaires, parler de
ce fil barbelé semblerait sarcastiquement tautologique.
Mais non. Parlons plutôt
du fil barbelé mental qui a conduit au fil barbelé dont je parle : il fait partie
de mon esprit, et il fait partie de ton esprit, ô ma chère Amie. Je sais
pourquoi je le sais. Et si je le sais, c'est que, arrivé en l'an 2000 et au
modeste âge du calendrier que j'ai atteint, ce fil barbelé m'a piqué au point
de me tirer cette goutte de sang dans laquelle se trouve mon âme tout entière,
et la tienne — même si tu ne le veux pas. […]
In « Il se fait
tard, de plus en plus tard »
Photo Anne Van