Paul Giannoli (Flambée)
Flambée de désir
pour Calypso
L'abbé me demande, en
confession, si j'ai eu de mauvaises pensées. Je ne me sens pas obligé de lui
avouer que je pèche gravement par la lecture régulière des pages 31, 119, 87
d'un certain livre. Ce n'est pas un livre défendu, il est au programme de la
classe : Aventures de Télémaque, de Fénelon, édité par la librairie
Aristide Quillet.
Le prof de lettres, M.
Cabanis, a sélectionné les chapitres que nous devons étudier mais j'ai eu la
curiosité de parcourir les autres pour arriver à ce passage : « Je vis de
tous côtés des femmes et des jeunes filles parées qui allaient en chantant les
louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les
plaisirs éclataient sur leurs visages. L'air de mollesse, l'art de composer
leur visage, leurs regards, semblent chercher ceux des hommes pour allumer de
grandes passions. » La première fois, quelques-uns de ces mots ont flambé
devant mes yeux. «Allumer de grandes passions » me bouleverse, moi qui ne
connais que l'amour de mes parents et l'affection de mes amis.
Fénelon écrit que ces
nymphes sont « parées ». Je les imagine dans des tuniques très courtes
ceinturées d'un fil d'or, à peine dissimulées sous des voiles translucides.
Des tableaux que j'ai vus au musée Cantini m'aident à inventer ces images. Je
suis certain qu'on devine leurs seins. Elles sont certainement très parfumées.
L'auteur décrit également leur « mollesse ». Je les vois alanguies,
abandonnées, couchées sur des coussins brodés.
Tout cela dans l'île de
Calypso, une déesse dont je tombe instantanément amoureux. Je ne me lasse pas
de relire ces lignes : « L'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe
longue et flottante, ses cheveux noués par-derrière négligemment mais avec
grâce, le feu qui sortait de ses yeux. »
L'étude de Télémaque
occupe tout le premier trimestre. J'écoute, distraitement, le récit de ses
tribulations et de ses exploits. J'entends évoquer Tyr, Ithaque, Pylos, Samos
et Salente mais mon esprit vagabonde à la recherche de l'île aux nymphes. Des
personnages extraordinaires défilent, un seul nom m'habite : Calypso. La page
87 est une porte que j'ouvre sur un monde que je ne fais encore que deviner.
C'est le monde du désir.
In « Les gestes
oubliés »
Tableau Calypso
( ?)