Julien Gracq (Imperceptiblement)
Imperceptiblement, il
s'établit avec ceux qu'on rencontrait souvent, avec qui on dînait, avec qui on
bavardait familièrement, un surcroît insidieux de distance : ce qui ne
demandait qu'un signe de la main, un coup de téléphone, quelques minutes de
marche, réclame maintenant prévision, combinaison, rendez-vous pris,
préparatifs, encore arrive-t-il qu'en fin de compte l'affaire manque. Des amis
de longue date, de vieux camarades, si on écrit, si on téléphone, ne se
rencontrent plus à leur adresse : si on s'enquiert du changement, il se trouve
par malchance qu'ils ont chaque fois déménagé plus loin. La portée de la voix,
dirait-on, se raccourcit ; les allées et venues, les rencontres de vos
familiers entre eux plus souvent qu'autrefois vous court-circuitent sans
chercher apparemment à vous éviter : on se sent doué pour eux, de plus en plus
fréquemment, d'une subite transparence ; on dirait d'une flotte avec laquelle
de toujours on naviguait de conserve, et qui ne perçoit plus que distraitement
vos signaux. On se sent devenu le centre veuf et déserté d'un menu cosmos en
expansion, dont les étoiles et les planètes dans toutes les directions, à une
vitesse croissante, s'éloignent de vous en s'isolant de plus en plus dans la
distance. Ce n'est rien, ou du moins ce n'est rien qui soit très neuf : on a
vieilli.
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Photo Doisneau