Julien Gracq (La plage)
La plage entièrement
déserte de l'heure du dîner, an moment où le crépuscule s'assombrit. Très
grande, élancée, très bien faite, les cheveux dénoués, les bras nus, la taille
serrée dans une de ces longues jupes de gitane aux bandes biaises qui sont à la
mode cette année qui traînent fastueusement sur le sable, une femme toute
seule, faisant jouer avec ostentation ses hanches l'une après l'autre et
renversant parfois le visage d'un mouvement voluptueux du cou, s'avance vers
la mer à pas très lents, avec la démarche théâtralissisme d'une cantatrice qui
marche vers la rampe pour l'aria du troisième acte. Il y avait dans ce jeu du
seul mimé devant l'étendue vide une impudeur tellement déployée qu'elle en
devenait envoûtante ; aucun miroir au monde, on le sentait, aucun amant
n'eût pu suffire à une telle gloutonnerie narcissique : elle marchait pour la
mer.
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Tableau Picasso