Jean-Louis Kuffer
Des
années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert
que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie
ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais
nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je
n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre
portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte
de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le
chant du monde.
Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on
n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances,
ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis
de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou
moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève
de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans
l’insondable Kotik Letaiev
d’Andréi Biély.
« Les traces des mots sont pour moi des souvenirs », nous souffle-t-il en
scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots
étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire
d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots
à la lecture du monde ?
Extrait du blog "Les carnets de JLK"
Photo JLK